1. L’universalisation du “comme si” de l’image : la théorie de l’évocation

Cet autre côté du miroir de l’image n’a rien d’une représentation subjective. Elle tire sa force du fait qu’elle prétend à une valeur universelle, comme si la vision la plus individuelle qui soit, la moins commune en apparence, constituait la plus authentique recherche de ce qui fonde une véritable communauté. De la réalité partagée, René Char extrait des formes qui, reconfigurées, permettent d’en lire la vérité. C’est dans une théorie poétique comme celle de l’évocation défendue par Marc Dominicy que l’image, dans ce qu’elle peut avoir de plus individuel, postule paradoxalement sa valeur générale. Pour Marc Dominicy, “ le poème se présente comme un message à la fois nouveau et “déjà dit” ” 433 , et c’est “ parce qu’il se présente en partie comme “déjà dit” [...] que le texte poétique ne décrit pas son univers mais l’évoque [...]. Il peut donc ne renvoyer qu’à des catégories connues, préétablies, ou du moins conçues comme telles ” 434 . C’est dans cette mesure que la théorie de l’évocation permet de résoudre le paradoxe de la portée universelle d’une voix pourtant singulière : “ [...] selon Kant, (Critique, 967-974), le jugement de goût, par quoi je déclare de cette rose qu’elle est belle, est à la fois singulier et universel. Cependant, son universalité ne provient pas d’une conceptualisation, mais du fait qu’il y a “prétention à une validité pour tous”. Quant à cette prétention elle-même, elle consiste à “postuler” l’existence de ce que Kant appelle une “voix universelle” (Critique, 973-974), et donc à “prêter” à chacun un “assentiment”, une “adhésion” qui est, en fin de compte, celle du “sens commun” ” 435 . La portée universalisante de l’énoncé individuel n’est pas conceptualisée mais prétendue, postulée. Il n’y a pas de reconnaissance effective de l’énoncé général par la communauté. On retrouve là l’idée d’un mouvement d’induction possible : c’est à partir d’une situation individuelle que la généralisation s’effectue. René Char mêle ainsi une “ singularité factuelle ” et une “ universalité montrée ” 436 dont le poème ordonne la concomitance ou la succession. Comme pour les proverbes, avec lesquels la poésie a des points communs, il s’agit d’une “ universalité de droit, issue de la seule autorité de l’émetteur-locuteur ” 437 .

Quel peut être alors, dans une telle théorie, le statut de ce qui, du poétique, peut paraître comme le plus subjectif, comme la représentation la plus personnelle ? Quel peut être le statut de l’image ? Si, dans la théorie de l’évocation, les énoncés individuels se donnent comme des énoncés généralisables, il en va de même pour les énoncés métaphoriques, qui sont aussi considérés comme des énoncés de vérité. L’image, en tant qu’énoncé individuel, réalise aussi “ l’hypostase poétique où le singulier se mue en universel ” 438 . La poésie n’énonce pas de “ prototypes effectivement enracinés dans la mémoire commune. Il nous suffit en effet que le message poétique se donne comme un “dépliage” de prototypes, même si le prototype en question n’existe pas dans les faits ” 439 . Si, pour un énoncé métaphorique, on cherche la pertinence du rapport analogique, pour l’image pure, en revanche, il faut aller plus loin : comme on ne perçoit plus de rapport d’analogie, l’énoncé est de toute façon perçu comme référentiel, et sa pertinence individuelle prend une valeur prototypique. C’est dans cette mesure que l’image est un coup de force sémantico-référentiel que les notions de prétention et de postulation reflètent assez bien : “ [...] loin d’exprimer une expérience singulière, le texte “poétique” privilégie avant tout le déroulement de prototypes connus de tous ou, pour le moins, se présente d’un point de vue pragmatique comme s’il déroulait des prototypes qui seraient connus de tous, renvoyant non pas à un réel singulier mais à un univers prototypique évoquant un savoir partagé ou supposé partagé quand bien même il ne le serait pas ” 440 . Le “comme si” sémantico-référentiel de l’analogie se mue en “comme si” prototypique. Si, du discours sur la réalité au discours analogique subjectif, la référence s’est perdue au profit de la sémantique, de l’analogie à l’image on passe d’une pertinence sémantique parfois introuvable à une pertinence référentielle retrouvée, mais pour une réalité autre et valable pour tous. C’est dans une théorie de la poésie comme évocation que l’énoncé hermétique parvient à se transformer en énoncé heuristique.

Notes
433.

Marc Dominicy, “ Y a-t-il une rhétorique de la poésie ? ”, Langue française n°79, 1988, p. 59.

434.

Ibid., p. 62.

435.

Marc Dominicy, “ Du “style” en poésie ”, Qu’est-ce que le Style ?, 1994, p. 122.

436.

Ibid., p. 126.

437.

Ibid., p. 123.

438.

Ibid., p. 132.

439.

Ibid., p. 130.

440.

Jean-Michel Gouvard, “ Les énoncés métaphoriques ”, Critique n°574, 1995, p. 197.