2. Le morcellement physique

Concernant le physique de Jeanne d’Arc, René char se situe d’emblée en dehors de la véracité : il évoque des éléments de description précis, “ les témoignages du procès de réhabilitation ”, mais pour s’en écarter. Le verbe songer par lequel il annonce ce portrait est d’ailleurs ambigu : il s’agit ici moins de réfléchir que de rêver, selon le sens vieilli de ce verbe. La personne devient personnage. Et la Jeanne de René Char a le physique insurgé et mystique, les deux qualités majeures qu’il reconnaissait à la personne historique, ou plus précisément le corps insurgé et le visage mystique.

Le corps est très “ terrestre ”, solide comme certains éléments naturels avec lesquels il est comparé : la taille “ comme une planche de noyer ”, le dos lisse et nerveux “ comme un tronc de pommier ” et dur comme “ la corne d’un bélier ”. Ce sont en effet la dureté et la vigueur qui prédominent, impression qui entraîne une nette désexualisation du personnage : “ Pas de fesses ” 451 , “ Pas de seins ”. La privation est lapidaire et l’opposition établie entre les seins et la poitrine est significative : si le premier terme désigne au pluriel le buste féminin, le second, lorsqu’il est opposé au premier, renvoie plus spécifiquement à la charpente de l’être. Son emploi sonne ici comme l’intensif même du terme en langue, et désigne le thorax. D’ailleurs le personnage est certes morcelé mais architectural : taille “ en rectangle vertical ”, les bras tout aussi verticaux, “ Des mains romanes tardives ” 452 . Le corps dur et droit de Jeanne en fait une véritable sculpture médiévale. Et c’est avec les pieds que la statuaire s’anime : la bergère devient cavalier, soldat puis martyr. Quant au visage, il n’est pas décrit, mais il émane de lui la dimension mystique. “ Ascendant émotionnel extraordinaire ”, “ mystère ”, “ mystique ” : ces qualités sont rendues “ vivant[es] ”, “ humanisé[es] ” par leur incarnation dans un être. Le corps est morcelé mais il se réunifie dans une essence, saisie par l’émotion.

Le mot “ émotionnel ” est essentiel dans la mesure où il explicite une caractéristique de la poétique charienne : le réel produit de l’émotion, par laquelle on saisit l’essence, la qualité de ce réel, et c’est la poésie qui l’exprime. La perception du réel est sensible et seule sa transformation esthétique peut révéler l’essence de l’être, une transformation architecturale d’abord, puis poétique. C’est la dimension poétique qui nous intéresse, mais celle de l’architecture, figurée en quelque sorte en abyme dans le poème, nous permet de saisir cette dynamique esthétique.

Notes
451.

L’emploi du verbe cantonner est intéressante : en emploi pronominal, il renvoie bien au fait de se retirer, souvent avec un complément locatif, mais l’absence d’un tel complément réactive le sens intransitif militaire, contextuellement motivé.

452.

La caractérisation désigne t-elle des mains courtes et larges, par opposition avec des mains aux doigts fuselés, plus féminines, le roman étant souvent défini comme un style massif ? L’adjectif “ tardives ” soulignerait alors le fait que l’architecture n’est plus au roman au moment où vécut Jeanne d’Arc. De même “ le ventre haut et plat ” peut renvoyer à certaines représentations féminines dans lesquelles les femmes ont un vêtement à taille haute et les seins petits et haut placés. Il y a ici un effet d’“époque” dans la représentation.