B. La surdétermination référentielle : “la vie matérielle”

La première phrase du second paragraphe donne la clé de lecture de la transformation de l’héroïne : la stylisation se fait en “ trait de terre ”. C’est la méthode choisie, le filtre utilisé pour opérer une seconde transformation dans le réel. Cette méthode emprunte de nouveau à l’art, graphique cette fois. Le trait désigne la ligne tracée, et en particulier dans les beaux-arts, la manière de dessiner.

Terre, mis en relief par les italiques, déploie sa polysémie. D’une part, dans un vocabulaire artistique, il s’agit de la matière contenant de l’argile et qui sert, en poterie, à fabriquer des objets ; en peinture, il s’agit de colorants divers obtenus à partir de minéraux (terre de Sienne, terre d’Ombre) et la terre verte désigne notamment les nuances allant du gris-vert au vert. Les couleurs sont d’ailleurs très présentes dans ce second paragraphe avec “ verte ”, “ fade ”, “ flammée ” et “ bleue ”. D’autre part, terre peut également renvoyer au sol sur lequel Jeanne a marché, et l’on peut suivre ses déplacements, de la Lorraine, sa région natale, aux champs de bataille et villes assiégées, à Reims puis au cachot et enfin au bûcher. Peut-on alors parler de métonymie ? La terre ne semble pas fonctionner à la place du personnage puisque l’avant-dernière expression les distingue : la terre, “ en bas ”, est vue par un spectateur placé sur “ le bûcher ”, Jeanne d’Arc elle-même. La terre serait plutôt une partie de la vie de l’héroïne qui fonctionnerait de façon symbolique. Est-ce alors l’idée d’une terre à défendre, le symbole conventionnel de la terre au sens patriotique ? L’idée ne nous paraît pas totalement satisfaisante, du moins au sens conventionnel de symbole. On se rapprocherait plutôt de la métonymie-métaphore de Gérard Genette, qui est la métaphore référentielle de Michel Murat 453 , dans la mesure où on aurait un élément figuratif, certes moins métaphorique que symbolique, qui serait en fait surdéterminé par la situation. La dimension imageante du terme terre se verrait ainsi réactivée par l’actualisation de sa dimension littérale : si la terre est le symbole du sol français, ce dernier est revivifié dans une image en tension entre un sens littéral, le sol des lieux chronologiquement foulés, et le sens figuré lexicalisé de territoire d’appartenance. Cette tension est renforcée par la présence de la terre dans l’univers charien, et dans celui de l’alchimie où elle est le premier élément du grand œuvre qui, dans son étape initiale, l’œuvre au noir, est une transformation par distillation. Or, par le feu, Jeanne d’Arc devient cendres.

Le poème nous place donc sur cette limite de l’image où se côtoient la métaphore et le symbole. L’adjectif “ verte ”, qui paraît si énigmatique dans le titre, n’a pas pour unique fonction de revivifier un préconstruit du langage, brûler vif/vive. Il est également chargé symboliquement, et plusieurs de ces effets de sens sont surdéterminés en contexte : le vert, c’est la couleur de la jeunesse, de la vigueur et de la sève ; c’est la couleur de la précocité ; c’est la couleur des jeunes chevaliers 454  ; c’est la couleur de l’espoir, mais aussi celle du diable et du mensonge 455 dont on accusa Jeanne d’Arc ; c’est la couleur des forêts de la terre de Lorraine. La couleur condense ainsi plusieurs allusions possibles à l’héroïne.

Notes
453.

Michel Murat, op. cit., p. 227. Il voit dans cette figure un “ transfert du diégétique à l’analogique ” (p. 34).

454.

“ Le vert naissant était, dans l’ancienne chevalerie, la couleur des nouveaux chevaliers ”, selon le Littré.

455.

Dans plusieurs tableaux de Georges de la Tour, cette symbolique négative apparaît : certains éléments du vêtement du “ Tricheur à l’as de carreau ” sont de couleur verte, de même que celui de la servante.