Quel est enfin, non plus la signification du terme terre, mais le sens de son emploi qui l’englobe et la dépasse ? La terre est l’élément originel auquel Jeanne d’Arc est liée et qu’elle incarne au début dans une expression qu’on pourrait prendre pour une métaphore : elle est presque, en effet, la “ verte terre de Lorraine ”, elle que le vert définit. Mais elle n’est pas la “ terre obstinée des batailles et des sièges ”, expression dans laquelle l’hypallage “ obstinée ” se rapporte à l’héroïne qu’elle distingue donc de la “ terre ”. Puis le personnage s’en dissocie plus nettement : terre du sacre, puis du cachot, des immondes, c’est-à-dire de l’esprit immonde, du diable 456 . Enfin elle n’est plus cette terre qu’elle voit “ en bas ”, les italiques soulignant cette dissociation et cette élévation par opposition, ce soulèvement. Jeanne, sculpture verticale, qui monte à cheval, est caractérisée, nous l’avons vu, par son “ action insurgée ” et son “ ascendant ”. Si “ insurgée ” vient du verbe latin insurgere qui signifie “ se lever ”, “ se dresser ” parfois pour attaquer, “ ascendant ” est issu quant à lui d’ascendere, “ monter ”. Jeanne d’Arc est à l’évidence une figure du relèvement, une figure d’élévation, ce que ses pieds ont fait concrètement.
La transmutation alchimique qui est le changement d’une substance en une autre est, dans le poème, le passage de la terre à la cendre par le feu, mais aussi celui de la Jeanne d’Arc réelle à la Jeanne poétique. La matière, spiritualisée au sens littéral en devenant cendres, est spiritualisée par le langage poétique. Jeanne d’Arc est pour ainsi dire “effacée” en étant mise en poème où elle devient Jeanne, une Jeanne charienne. Le poème se rattache ainsi de plein droit à la Recherche de la base et du sommet, recherche à laquelle précisément ce poème se rattache en parcourant l’empan qui va de la base terrestre au sommet de la spiritualisation.
Dans la poésie de René Char, la théorie générale de l’évocation est valable, tout en se fondant dans une poétique spécifique. La saisie de ce qu’il y a de plus universel dans une situation, la saisie de sa vérité, s’effectue progressivement, à partir du monde concret, et en vertu de l’émotion que la réalité suscite, selon un processus d’abstraction qui une véritable spiritualisation de la matière. La représentation de Jeanne se nourrit d’analogies et de symboles, mais la représentation elle-même semble obéir à un principe de symbolisation : Jeanne d’Arc est un symbole charien du relèvement, du soulèvement 457 .
Selon le Littré, “ les Immondes sont ceux qui sont atteints d’impureté morale ”.
Sur le soulèvement, voir Jean Starobinski, “ René Char et la définition du poème ”, Liberté, 1968, pp. 16-17.