V. Conclusion

Le passage d’une métaphore isolée à une image qui fait sens en devenant la forme même du poème permet de comprendre comment la figure devient figuration et comment elle peut structurer le sens d’un poème tout entier, au risque même de perdre tout rapport analogique pour ne laisser subsister que l’image présente. Par la figuration métaphorique, le poème est à la fois une totalisation et une intensification : “ La fonction de la figure, c’est l’intensité. La poétisation est une intensification du langage. Le mot poétique ne change pas de sens, c’est-à-dire de contenu. Il change de forme. Il passe de la neutralité à l’intensité [...] Elle [la figuralité] est structurellement une totalisation, fonctionnellement une intensification. Totaliser pour intensifier [...] ” 458 . La poésie n’est pas l’idéalisation ou la transformation esthétique d’une réalité, mais une façon de la “ constituer en chose-monde ” 459 .

L’image dans la poésie de René Char n’ouvre pas sur un monde imaginaire ou un univers rêvé. La surréalité proposée n’est pas détachée de la réalité, mais elle se situe plutôt dans son prolongement, de deux façons. D’une part, son mode de représentation analogique est souvent celui du voisinage, l’image se formant au cœur même de l’univers référentiel puisque le comparant en est généralement issu. D’autre part, le contenu de la représentation se place lui-même dans le prolongement de la réalité puisqu’il en constitue l’approfondissement : il est ce réel visé qui est aussi l’essence de la réalité. Si la métaphore implique un mécanisme de fiction, cette dernière ne réside pas dans le comparant, mais dans la mise en rapport d’un comparé avec un comparant. Ce n’est pas le comparant qui est fictif, mais la relation créée entre ce comparant et le comparé. La métaphore ne crée pas un monde imaginaire mais découvre celui qui existe.

La réalité apparaît alors comme un moment nécessaire de l’image dans la mesure où le discours analogique y inscrit son point de départ. Si l’image charienne n’a rien à voir avec l’allégorie, c’est en raison de l’orientation de la représentation qu’elle implique : l’allégorie illustre un concept en l’incarnant dans la réalité, le concept est donc premier. Or, dans la poétique de René Char, le concept est issu des formes dans lesquelles on le reconnaît, il ne leur préexiste pas. Le mouvement de la représentation est d’ordre symbolique, et c’est celui de l’abstraction au sens étymologique d’“ extraction ”. Il faut “ étreindre la réalité rugueuse ” avant qu’elle ne dévoile son être, il faut vraiment être “ paysan ” 460 pour entrevoir l’essence du réel.

Il n’y a donc pas d’incompatibilité entre le mouvement d’abstraction de la poétique de René Char, avec sa visée généralisante, et l’image, perçue comme la représentation la plus individuelle qui soit. L’image postule l’universalité de la représentation du monde qu’elle donne, aussi subjective qu’elle puisse paraître : elle est re-description de la réalité, elle en propose un possible. Cette valeur fondamentalement créatrice de l’image en fait une figure de représentation plutôt qu’une figure de mots ou de sens : ce qui prédomine, ce n’est pas “ la forme de la métaphore en tant que figure du discours focalisée sur le mot ; ni même seulement le sens de la métaphore en tant qu’instauration d’une nouvelle pertinence sémantique ; mais la référence de l’énoncé métaphorique en tant que pouvoir de “redécrire” la réalité [...] La métaphore se présente alors comme une stratégie de discours qui, en préservant et développant la puissance créatrice du langage, préserve et développe le pouvoir heuristique déployé par la fiction ” 461 .

Notes
458.

Jean Cohen, Théorie de la poéticité, 1995, p. 136. Dans le poème comme structure importe “ la saisie d’une totalité où le jeu des relations est primordial ” (Tamba-Mecz, op. cit., p. 15).

459.

Ibid., p. 261.

460.

“ Adieu ”, Arthur Rimbaud, Poésies. Une saison en enfer. Illuminations, 1984, p. 152.

461.

Paul Ricoeur, op. cit., p. 10.