Chapitre 5
L’abstraction métonymique
ou la formulation de l’essence

L’analogie et l’image, souvent évoquées à propos de la poésie de René Char, n’ont pas l’extension qu’on leur accorde généralement :

‘Ma jeunesse en jouant fit la vie prisonnière.
Ô donjon où je vis ! [...] 462

C’est seulement avec “ donjon ” que le second vers de “ Captifs ” convoque un univers métaphorique. “ Donjon ” permet de représenter par une image de clôture le piège annoncé par le titre “ Quatre-de-chiffre ” 463 . Si le premier vers présente une anomalie sémantique entre “ jeunesse ” et le verbe jouer, puis entre “ vie ” et l’adjectif “ prisonnière ”, il s’agit moins d’un véritable mécanisme de substitution référentielle qu’un décalage, une déviation au sein même de l’univers référentiel : dans cet univers ancien à peine évoqué qui était celui du jeu, “ jeunesse ” et “ vie ” ne sont pas allotopes. Ces deux termes, qui sont deux substantifs abstraits, font également référence au locuteur : “ jeunesse ” y renvoie à l’aide d’une restriction temporelle, celle de l’âge, tandis que “ vie ” désigne plus que le locuteur en le considérant comme inséré dans ses activités et les événements qu’il traverse. Or, si le terme “ donjon ” apporte une image culturelle précise et signifie clairement l’idée de repliement sur soi, d’enfermement, les premiers vers exprimaient déjà cette réclusion personnelle : “ jeunesse ” et “ vie ” sont respectivement le sujet et l’objet du syntagme verbal “ faire prisonnier ”. Désignant tous deux le locuteur, ils le dissocient en dessinant grammaticalement un mouvement réflexif qui fait du prisonnier son propre geôlier. Avant même l’apparition du terme métaphorique, se construit donc l’image d’une réclusion personnelle à travers une désignation originale où la dissociation masque une identité. Restrictive avec “ jeunesse ”, ou extensive avec “ vie ”, la désignation du locuteur n’est pas étrangère à l’univers de référence mais plutôt déviée, décalée par rapport à son référent dans cet univers : la notion de “ référence oblique ” 464 définit pour Marc Bonhomme le mécanisme de la métonymie.

Le discours analogique, très fréquent dans la poésie de René Char, fait émerger l’essence de la réalité de façon indirecte, par le détour de représentations équivalentes dans lesquelles la qualité visée apparaît souvent exemplaire, ce qui est précisément le cas pour “ donjon ” qui correspond à une représentation culturelle. Mais à ce type de saisie indirecte s’ajoute une approche directe de l’essence, beaucoup plus rare mais hautement significative. La qualité n’est plus saisie en dehors de l’univers de référence, mais à l’intérieur de celui-ci, à travers un processus de type métonymique.

Comme pour la métaphore, une définition a priori de la métonymie fait surgir deux difficultés. D’une part, l’abondance des conceptions et des perspectives 465 dans lesquelles elle s’inscrit incite à la prudence, d’autant plus qu’il serait hors de propos d’étudier la métonymie en elle-même. D’autre part, l’implication du discours métonymique dans une poétique particulière en privilégie certaines formes qui échappent à la plupart des définitions et des classements proposés : les poèmes eux-mêmes suscitent une approche spécifique de la figure. Il s’agit d’identifier la figure dans le discours, d’en décrire les différentes formes en relation avec une poétique dynamique, et d’en préciser les effets dans le mouvement d’abstraction qui permet le passage de la réalité au réel. C’est l’emploi de la métonymie dans une poétique particulière qui fait sens.

Notes
462.

“ Captifs ”, La Parole en archipel, O. C., p. 397.

463.

Un quatre-de-chiffre est un “ piège pour prendre des rats, des souris, des oiseaux, etc. ainsi nommé à cause de sa ressemblance avec un quatre chiffre ” (Littré).

464.

Voir Marc Bonhomme, Linguistique de la métonymie, 1987.

465.

Nous renvoyons principalement aux monographies de Marc Bonhomme (Linguistique de la métonymie, 1987), de Michel Le Guern (Sémantique de la métaphore et de la métonymie, 1972) d’Albert Henry (Métaphore et métonymie, 1984) et au numéro spécial du Français moderne consacré aux “ Problèmes de la synecdoque ” (51ème année, n°4, 1983).