A. De la métaphore à la métonymie

1. La métonymie au service de la métaphore

a/ Une contiguïté référentielle

L’une des caractéristiques du discours analogique dans la poésie de René Char réside dans la surdétermination référentielle du comparant. Il s’agit bien cependant d’un processus métaphorique plutôt que métonymique. La réalité, évoquée dans la circulation intense de ses éléments et dans leurs contacts permanents, est un lieu de dynamisme que le discours analogique, suscité par l’émotion de la perception, reflète pleinement. L’image qui fonde “ Le Bruit de l’allumette ” s’enracine ainsi dans l’univers de référence :

‘J’ai été élevé parmi les feux de bois, au bord de braises qui ne finissaient pas cendres. Dans mon dos l’horizon tournant d’une vitre safranée réconciliait le plumet brun des roseaux avec le marais placide. L’hiver favorisait mon sort. Les bûches tombaient sur cet ordre fragile maintenu en suspens par l’alliance de l’absurde et de l’amour. Tantôt m’était soufflé au visage l’embrasement, tantôt une âcre fumée. Le héros malade me souriait de son lit lorsqu’il ne tenait pas clos ses yeux pour souffrir. Auprès de lui, ai-je appris à rester silencieux ? A ne pas barrer la route à la chaleur grise? A confier le bois de mon coeur à la flamme qui le conduirait à des étincelles ignorées des enclaves de l’avenir ? Les dates sont effacées et je ne connais pas les convulsions du compromis. 467

“ Feux de bois ”, “ braises ”, “ cendres ”, “ bûches ”, “ embrasement ”, “ âcre fumée ”, “ chaleur ”, “ bois ”, “ flamme ” et “ étincelles ” forment un champ lexical très riche, mais ces lexèmes ne sont pas tous en emploi référentiel. Les derniers termes sont métaphoriques. On est passé d’une scène vécue de l’enfance dans laquelle le feu fait partie des éléments d’une description concrète, à une réflexion, à la représentation de l’intériorité dans laquelle le feu est devenu le comparant d’un phénomène non plus extérieur mais mental. Le passage de la scène de l’enfance à la scène de l’intériorité s’effectue avec l’expression “ le bois de mon cœur ” : elle articule l’isotopie du feu, qui est l’isotopie référentielle marquante de cette période passée, à son emploi métaphorique dans l’univers intérieur. C’est donc l’un des éléments concrets de la scène vécue qui fournit le comparant le plus adéquat pour exprimer la leçon de l’enfance, la formation personnelle du jeune garçon : le vécu façonne une personnalité comme le bois alimente un foyer. La mise en parallèle des deux scènes masque cependant un premier déséquilibre qui repose sur l’axiologie inversée de cette alimentation : si le foyer et le bois qui l’alimente sont initialement euphoriques, l’expérience vécue de l’enfant qui détermine la personnalité de l’adulte est dramatique. Une seconde force de déséquilibre travaille en outre la scène même de l’enfance. C’est la souffrance de l’agonie du père qui contribue à la formation du “ cœur ” de l’enfant, selon un rapport inverse : à l’affermissement de l’un correspond la mort de l’autre. Le renversement de la valeur de l’analogie qui s’établit entre les deux scènes est préparé par la surdétermination référentielle du comparant, le bois, comme élément significatif heureux de la scène de l’enfance, et surtout par l’ambivalence même du feu de cette scène : “ braises qui ne finissaient pas cendres ”, “ embrasement ”, mais aussi “ fumée âcre ”. La métaphore, construite sur une double mise en rapport, permet d’élucider un paradoxe, celui du malheur constructif.

Le parallèle possible avec une pratique proustienne de l’analogie étudiée par Gérard Genette n’en est que plus facile, mais il ne s’agit néanmoins pas plus de métonymie chez Proust que dans le poème de René Char. La contiguïté référentielle sert à l’analogie, mais elle n’est bien qu’une surdétermination de l’image par la situation même. Si ce procédé caractérise une pratique de l’analogie fondamentale dans la poésie de René Char, il n’a toutefois rien d’une métonymie. Gérard Genette souligne certes qu’il étudie “ le rôle de la métonymie dans la métaphore ” 468 , mais il limite la métonymie à un rapport de contiguïté référentielle, une “ proximité (spatiale, temporelle, psychologique) ” 469 pour montrer que la métonymie et la métaphore se motivent mutuellement : “ [...] la proximité commande ou cautionne la ressemblance, [...] la métaphore trouve son appui et sa motivation dans une métonymie ” 470 . Il s’agit moins d’une véritable métonymie que d’une analogie fondée sur un rapport authentique, effectif dans le monde représenté.

Notes
467.

“ Le Bruit de l’allumette ”, Chants de la Balandrane, O. C., p. 536.

468.

Gérard Genette, “ Métonymie chez Proust ”, Figure III, 1972, p. 42.

469.

Ibid., p. 43.

470.

Ibid., p. 45.