1. Le détail : horizontalité et focalisation

‘Ne permettons pas qu’on nous enlève la part de la nature que nous renfermons. N’en perdons pas une étamine, n’en cédons pas un gravier d’eau. 482

Ce principe énoncé dans “ Les Compagnons dans le jardin ” explicite un souci du réel dans ses moindres détails : dans la seconde phrase, tandis que l’emploi du déterminant insiste sur l’exclusivité de la préservation, et que la juxtaposition des deux propositions prend une valeur extensive en visant dans une série non close la totalité du réel, les deux lexèmes “ étamine ” et “ gravier d’eau ” désignent ce réel dans ses objets les plus petits et les plus insignifiants. Au-delà de l’émerveillement quant à la beauté du monde dans ses aspects naturels, c’est bien d’une exigence poétique qu’il s’agit : la poésie se nourrit de la réalité dans ses plus infimes manifestations. Mais si cette réalité du détail apparaît souvent dans la poésie de René Char, c’est toutefois un autre type de “minutie” qui en fait l’originalité.

Le poème “ La Minutieuse ” est à cet égard métapoétique :

‘L’inondation s’agrandissait. La campagne rase, les talus, les menus arbres désunis s’enfermaient dans des flaques dont quelques-unes en se joignant devenaient lac. Une alouette au ciel trop gris chantait. Des bulles çà et là brisaient la surface des eaux, à moins que ce ne fût quelque minuscule rongeur ou serpent s’échappant à la nage. La route encore restait intacte. Les abords d’un village se montraient. Résolus et heureux nous avancions. Dans notre errance il faisait beau. Je marchais entre toi et cette Autre qui était Toi. Dans chacune de mes mains je tenais serré votre sein nu. Des villageois sur le pas de leur porte ou occupés à quelque besogne de planche nous saluaient avec faveur. Mes doigts leur cachaient votre merveille. En eussent-ils été choqués ? L’une de vous s’arrêta pour causer et pour sourire. Nous continuâmes. J’avais désormais la nature à ma droite et devant moi la route. Un bœuf au loin, en son milieu, nous précédait. La lyre de ses cornes, il me parut, tremblait. Je t’aimais. Mais je reprochais à celle qui était demeurée en chemin, parmi les habitants des maisons, de se montrer trop familière. Certes, elle ne pouvait figurer parmi nous que ton enfance attardée. Je me rendis à l’évidence. Au village la retiendraient l’école et cette façon qu’ont les communautés aguerries de temporiser avec le danger. Même celui d’inondation. Maintenant nous avions atteint l’orée de très vieux arbres et la solitude des souvenirs. Je voulus m’enquérir de ton nom éternel et chéri que mon âme avait oublié : “ Je suis la Minutieuse. ” La beauté des eaux profondes nous endormit. 483

Les première phrases inscrivent le poème dans un décor réaliste. Cette dominante réaliste caractérise le début du poème sur le plan du traitement de la narration : l’imparfait est employé pour évoquer un arrière-plan, un cadre, et le premier passé simple décrivant l’action apparaît seulement au milieu du texte. Dans cet arrière-plan descriptif, c’est la valeur aspectuelle de l’imparfait qui domine, sa valeur sécante (“ nous avancions ”, “ je marchais ”). Sur le plan référentiel, le réalisme du décor est souligné. La topographie respecte une grande cohérence : la “ campagne ”, des “ talus ”, des “ arbres ”, des “ flaques ”, un “ lac ”, le “ ciel ”, une “ route ”, un “ village ” sont les éléments d’une description qui ne néglige aucun détail comme les “ menus arbres désunis ”, le “ ciel trop gris ” et le “ minuscule rongeur ou serpent ”. La caractérisation et la modalisation sont les moyens les plus fréquents de la précision. Le traitement réaliste le plus intéressant est bien l’attention au détail : différents effets de focalisation apparaissent. L’extrême précision du regard se perçoit dans le mouvement des “ cornes ” représentées, malgré la distance du promeneur, dans une expression métaphorique. L’évaluation spatiale est toujours très précise, qu’il s’agisse des “ abords d’un village ” ou de “ l’orée de très vieux arbres ”. La dominante descriptive du poème repose par ailleurs sur l’amplification, l’enrichissement des groupes sujets : la thématisation l’emporte sur la prédication, parfois réduite au minimum. Dans la phrase “ Une alouette au ciel trop gris chantait ”, la circonstance “ au ciel trop gris ” est attirée dans le groupe sujet où elle peut être interprétée comme une épithète, tandis que le verbe “ chantait ” n’apporte sémantiquement rien à la proposition car il est le prédicat attendu de l’oiseau.

La majeure partie de ces détails ne présente toutefois aucun intérêt poétique. Ils ne reflètent pas ce que doit être le rapport au réel. Cette minutie réaliste n’est soulignée que pour être rejetée. Ce n’est pas la précision descriptive qui importe, mais la qualité de la réalité : l’abstraction métonymique s’insère peu à peu dans la description réaliste pour mieux en montrer l’inanité. L’abstraction est un mouvement qui s’effectue dans et par le poème.

Notes
482.

“ Les Compagnons dans le jardin ”, La Parole en archipel, O. C. p. 381.

483.

“ La Minutieuse ”, La Parole en archipel, O. C. p. 354.