Après “ votre sein nu ” et “ votre merveille ”, l’expression “ la Minutieuse ” prend le relais dans le mouvement d’abstraction que le poème développe pour désigner non plus une partie de la femme, mais cette femme tout entière. La métonymie que constitue l’appellation “ la Minutieuse ” est une figure d’abstraction vive, doublement : elle s’élabore de façon dynamique, au cours du poème qui la crée, et elle constitue une désignation inédite de la réalité, le substantif minutieuse n’étant pas attesté en langue.
Le poème ainsi titré constitue d’une part une introduction à un monde surréel, comme on en voit dans les peintures de Delvaux : il s’agit d’un monde déréalisé, ou plutôt en cours de déréalisation, processus qui favorise l’apparition et la perception d’un monde des essences. La métaphore du flux poétique qui semble sous-jacente au texte, depuis l’inondation initiale jusqu’aux eaux profondes finales, se clôt sur une nouvelle désignation de cette femme poétique qui est la poésie faite femme. La métonymie d’abstraction qu’est le syntagme “ la Minutieuse ” sert à l’élucidation d’une essence, celle de la poésie. L’image, qui règne dans la première partie à dominante narrative laisse place à la métonymie dans une conclusion identifiante.
La qualité devient d’autre part le nom le plus approprié pour désigner l’entité. L’essence est son “ nom éternel ”, et c’est d’ailleurs l’ “ âme ” qui saisit ce nom. La poésie rejetée est quant à elle définie comme “ familière ”, mais cette qualité reste en position d’attribut, de prédicat. Elle n’est pas substance, même si elle représente l’ “ enfance attardée ”, métalepse dont le mécanisme, qui joue sur un décalage temporel, est proche de celui de la métonymie. Elle ne fait que la “ figurer ” mais ne l’incarne pas. La seule incarnation revient à la poésie élue. La poésie est véritablement un langage essentiel qui révèle l’être de la réalité : avec l’appellation inédite qu’est “ la Minutieuse ”, la métonymie devient un facteur dynamique puissant de révélation puisqu’il fait émerger dans la langue elle-même la découverte d’une qualité. Par une dérivation impropre, l’adjectif minutieuse est substantivé. Mais cette appellation reste un emploi : elle n’accède pas à la lexicalisation 484 . Elle reflète cependant un dynamisme de la langue poétique rendu possible par la métonymie d’abstraction.
Avec l’emploi du lexème passante, la métonymie vive est également perceptible, car René Char remotive dans le contexte d’un instant une métonymie morte. “ La Passante de Sceaux ” n’est pas seulement désignée par sa chevelure. Elle est identifiée, précisément dans le titre, par la relation qu’elle entretient avec le lieu où elle se trouve. Sans détermination, l’expression devient la formulation de l’essence de cette femme, même si cette essence n’est valable que le temps de la rencontre, c'est-à-dire du passage. “ La Passante de Sceaux ”, qui s’apparente au blason, présente en effet un terme intéressant, le mot “ passante ” : participe présent dérivé du verbe passer, il s’est adjectivé puis substantivé au terme d’un processus de dérivation dont les étapes successives ont été, cette fois, lexicalisées. Cet emploi substantival ne correspond donc plus à une figure vivante, même si cette dernière provient de l’emploi d’une métonymie d’abstraction puisque la désignation se fonde sur une qualité de l’entité. La métonymie vive peut néanmoins être remotivée par le dernier vers, “ Sur le théâtre d’un instant ” qui, par la restriction temporelle maximale qu’il effectue, traduit exactement le mouvement que l’ancien titre du poème explicitait : “ A une inconnue croisée au parc de Sceaux ” 485 . C’est la “ fugitive beauté ” de Baudelaire dans un poème dont le titre “ A une Passante ”, contient le même substantif. Or, dans le poème de René Char, malgré le complément du nom qui fait de l’article défini une cataphore identifiante par rapport à un lieu, Sceaux, l’aspect sécant de la forme en -ant est encore perçu : certes, il s’agit d’un “ éclair ” dans le poème de Baudelaire, d’un “ instant ” dans celui Char, mais le passage est saisi dans son déroulement sans considération de son début ni de sa fin. S’il a valeur d’ “ éternité ” dans “ A une Passante ”, on peut dire que, dans “ La Passante de Sceaux ”, il donne l’essence de cette femme, à un moment donné : c’est l’inconnue aux cheveux dans le vent, dont le visage dit la rencontre possible 486 . Analysant ce texte, Georges Nonnenmacher insistait d’ailleurs sur la valeur de la tête par laquelle “ le corps s’ouvre au monde. Le visage est comme une plaque sensible [...] le corps s’expose au contact du monde. Limite entre un extérieur et un intérieur, lieu d’échanges ” 487 . Le visage est à la fois clos et ouvert : clos comme une “ forteresse ” et “ ouvert au monde extérieur par les yeux, la bouche, les mèches. La tête et le visage s’ouvrent au monde par les organes de la sensation ” 488 .
La cohérence et la richesse de la réalité évoquée favorisent ainsi l’expression du détail dont la réalisation la plus intéressante apparaît dans la métonymie. Si cette précision référentielle est notable, soit elle se développe syntagmatiquement, soit elle se condense paradigmatiquement en une métonymie. Une forme précise de métonymie revêt une grande importance dans la poésie de René Char : c’est la figure d’abstraction, qui met en valeur un type de détail très particulier, la qualité ou l’essence même de la réalité signifiée. Elle permet ainsi plus directement que la métaphore le mouvement de spiritualisation de la matière.
Mais la métonymie ou synecdoque d’abstraction n’est pas toujours un trope achevé dans la poésie de René Char : la figure apparaît comme un processus, et la substitution n’est pas nécessairement réalisée. L’abstraction charienne se manifeste dans toute sa dynamique car la qualité s’extrait de son support selon plusieurs degrés qui sont actualisés dans différentes formes syntaxiques. De la figure en formation jusqu’au trope, la métonymie est perçue dans le mécanisme même qui la crée. La substitution constitue alors la dernière étape d’un processus qui peut passer par la formulation plus ou moins développée du rapport entre le terme métonymique et le terme qu’il remplace. Dans la poésie de René Char, la métonymie est une démarche avant d’être une figure.
Seul l’emploi de minutieux au sens de “ vétilleux ” a été lexicalement substantivé, de façon éphémère (Voir le Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, 1998).
Voir Variantes, O. C. p. 1185.
Dans “ Une allée du Luxembourg ” de Gérard de Nerval (“ Nouvelles Odelettes ”, Oeuvres, 1966, p. 46), la perspective est similaire :
Elle a passé, la jeune fille
Vive et preste, comme un oiseau [...]
En emploi intransitif, l’auxiliaire avoir souligne l’action, dans son déroulement, et non le résultat de l’action qui s’exprimerait avec l’auxiliaire être (elle est passée). Le dernier vers confirme que la possibilité de la rencontre, envisagée pendant le passage de l’inconnue, s’évanouit avec elle : “ Le bonheur passait, — il a fui ! ”. La possibilité, encore perçue dans l’imparfait sécant, est aussitôt annulée dans le passé composé qui le suit.
Georges Nonnenmacher, Texte et Acte poétique. Une lecture de La Parole en archipel de René Char, Thèse de troisième cycle, sous la direction de René Plantier, Université Lyon II, 1977, p. 161.
Georges Nonnenmacher, op. cit., p. 161 passim.