II. La métonymie comme processus d’abstraction

Nous employons le terme de métonymie d’abstraction pour décrire une figure qui porte différents noms dans la tradition rhétorique. Pour n’en citer que quelques-uns, Dumarsais l’appelle “ métonymie de l’abstrait ” 489 , Fontanier “ synecdoque d’abstraction ” relative ou absolue 490 , et Marc Bonhomme “ métonymie synecdochique ”, la plaçant dans des tropes “ péri-métonymiques ” 491 qui correspondent à une spécification du mécanisme métonymique. Le processus de la synecdoque est le même que celui de la métonymie, si ce n’est qu’elle en est une spécification : elle porte sur “ une inégalité d’extension aboutissant à l’inclusion ” 492 . Portant avant tout sur la désignation, avec des implications sémantiques, elle englobe les figures du tout et de la partie, de l’abstrait et du concret 493 . Le type de métonymie signifiante dans la poésie charienne, la synecdoque d’abstraction de la rhétorique, est alors soit considérée à part sous cette dénomination, soit subordonnée au mécanisme métonymique 494 . Cependant l’intérêt est moins de trancher entre métonymie d’abstraction et synecdoque, mais bien d’examiner le mécanisme à l’œuvre, celui d’une abstraction au sens plein de processus avant d’être un résultat : la poésie de René Char est un mouvement vers l’abstrait à partir de la réalité, dynamique qui emprunte les différentes voies de la métonymisation.

On observe ainsi une évolution dans la réalisation de la figure : l’abstraction est plus ou moins réalisée selon les différents degrés du processus métonymique. Comme la métaphore, la métonymie est un mécanisme vivant, un processus. Il s’agit de découvrir “ la figure à l’état naissant ” 495 avant d’en observer les formes spécifiquement chariennes. Il y a tout un “ espace figural, passant par des stades intermédiaires de glissements et de jonctions référentielles avant de s’achever en substitution tropique ” 496 . En considérant la métonymie dans son mécanisme, Marc Bonhomme rattache à la figure traditionnelle des expressions qui n’en sont pas au sens strict, mais l’ampleur de ce champ métonymique permet de saisir la figure dans sa constitution et dans sa dynamique, notamment par la prise en compte des stades qui précèdent la figure proprement dite : “ [...] il arrive que le processus métonymique ne parvienne pas au bout de sa chronogenèse, mais qu’il en reste à ces états intermédiaires, donnant naissance à des figures [...] non-tropiques, mais qui perturbent néanmoins la cotopie et sa logique référentielle ” 497 . La figure déploie ainsi ses différents degrés dans les poèmes, de la focalisation sur une qualité à la totale substitution. Ce processus évolue depuis ce qu’Albert Henry appelle l’“ envisagement métonymisant ” 498 , qui est en fait une périphrase, jusqu’à la synecdoque d’abstraction absolue, en passant par la synecdoque d’abstraction relative 499 .

L’extraction de l’essence d’une entité de la réalité est un processus que le poème réalise : il actualise dans différentes formes syntaxiques plusieurs degrés d’abstraction. Il y a des “ paliers d’abstraction variable ” 500 , qui correspondent à la simple sélection d’une qualité pertinente qui dépend syntaxiquement d’un support, ou qui parviennent à donner à cette qualité une valeur référentielle et un statut syntaxique autonome. L’émergence d’une qualité s’accompagne ainsi de changements dans l’ordre des mots. La hiérarchie syntaxique des constituants s’inverse dans le groupe nominal et la qualité, qui occupe généralement une position de déterminant, devient déterminé, puis seul nom dans le groupe nominal : de la figure au trope, la métonymie prend des formes in praesentia, dans lesquelles il n’y a pas de substitution du terme métonymique au terme logique, c’est-à-dire de la qualité à son support, puis des formes in absentia où la substitution est effective.

Notes
489.

Dumarsais, Traité des tropes, 1977, p. 61.

490.

La synecdoque d’abstraction “ consiste à prendre l’abstrait pour le concret, ou, si l’on veut, à prendre une qualité considérée abstractivement et comme hors du sujet, pour le sujet considéré comme ayant cette qualité. On peut la distinguer en synecdoque d’abstraction relative, et en synecdoque d’abstraction absolue. La première a rapport à tel sujet désigné, et présente la qualité comme en dépendant pour son existence ; la seconde n’a rapport à aucun sujet particulier, et présente la qualité comme existant par elle seule, indépendamment de tous les divers sujets auxquels elle est commune ” ( Pierre Fontanier, Figures de rhétorique, 1977, pp. 93-94).

491.

Marc Bonhomme, op. cit., pp. 68, 73 sq.

492.

Ibid., p. 73.

493.

Traditionnellement, elle comprend aussi les figures du genre et de l’espèce (Voir Michel Le Guern, op. cit.) mais les rapports d’hypo/hyperonymie ne sont pas des tropes pour Marc Bonhomme.

494.

Voir Marc Bonhomme, op. cit.. Il fait de la synecdoque un “ trope péri-métonymique ”, c’est-à-dire une métonymie présentant une spécificité : la synecdoque se fonde sur une hiérachisation sémiotique.

495.

Albert Henry, op. cit., 1984, p. 9.

496.

Marc Bonhomme, op. cit., p. 75.

497.

Ibid.

498.

Albert Henry, op. cit., pp. 40, 64.

499.

Bernard Meyer rappelle la distinction entre ces deux types de métonymies, par rapport à ce qu’en disait Fontanier : “ Dans le type in praesentia, il n’y a pas “ désignation d’un objet par un autre ” mais attribution à un objet du comportement d’un autre. La synecdoque d’abstraction se définira donc plus précisément soit par la désignation d’un tout par le nom d’une de ses qualités, essentielle ou accidentelle, qui est ainsi mise en valeur (in absentia) soit du transfert à l’une de ses qualités du caractère de support principal d’un tout ” (“ La synecdoque d’abstraction ”, Le Français moderne, octobre 1983, n°4, p. 356). Il y a donc soit substitution dans le cas de l’abstraction absolue ou in absentia, soit complémentation dans le cas de l’abstraction relative ou in praesentia, donc soit un seul mot actualisé, soit un mot enrichi par une détermination. Nous employons in praesentia lorsque le support est encore présent dans le syntagme, même sous la forme du déterminant possessif, dans des figures dites d’abstraction relative. Les figures in absentia sont celles où il ne subsiste qu’un terme, le terme métonymique, qui est un adjectif substantivé ou un nom. Ces deux dernières formes correspondent aux figures d’abstraction absolue.

500.

Albert Henry, op. cit., p. 25.