A. “ L’envisagement métonymisant ”

A la naissance de la figure métonymique se trouvent des expressions caractérisées par une simple focalisation. Si Albert Henry n’y voit aucune métonymie, mais une façon d’envisager la réalité qui prépare à son expression métonymique, Henri Morier en fait déjà une figure. Il s’agit en fait d’une périphrase qui met en relief un détail concret, “ qui substitue à un terme spécifique un générique caractérisé par un sème d’attribution focalisé et exprimé ” 501 . Le premier terme du syntagme fait figure de support syntaxique peu important sémantiquement dans la mesure où le véritable apport sémantique est contenu dans la détermination.

‘A une unique interlocutrice, celle qui tranche le fil, nous pouvons sincèrement dire : “ Je suis à toi. ” Femme parée d’une parfaite jeunesse, qui nous libère à notre heure, non à la sienne. 502

Dans ce fragment de “ Peu à peu puis un vin siliceux ”, deux expressions représentent le premier degré métonymique : “ celle qui tranche le fil ” et “ femme parée d’une parfaite jeunesse ”. Dans la seconde, le support nominal est le nom “ femme ” qui fonctionne comme un hyperonyme que la détermination vient préciser en mettant en évidence une caractéristique de l’être désigné. Mais cette caractéristique abstraite, la jeunesse, ne permet pas d’identifier la personne. L’identification est en revanche possible avec la première expression qui présente, dans une proposition subordonnée relative, une action si typique du personnage qu’elle est susceptible de l’identifier : la femme qui tranche le fil de la vie, c’est Atropos dans la mythologie grecque, celle des trois Parques qui donne la mort en tranchant le fil d’un destin que Clotho a filée après que Lachésis l’a assigné à un mortel. L’effet produit correspond à une particularisation identifiante : la désignation est restreinte à une propriété de l’entité.

Cet exemple est l’illustration la plus poussée du rôle ambigu du support : le pronom démonstratif “ celle ” introduit une relative périphrastique et “ n’a qu’un sens très général (le trait humain ou non animé) ” 503 . Le problème est alors d’identifier un antécédent. L’énoncé peut être particularisant sans que le contexte ou la situation ne permettent de retrouver un antécédent précis. “ L’envisagement métonymisant ” favorise donc l’énigme. La structure fractionnée et brève des aphorismes donne une certaine autonomie aux unités et renforce ainsi l’ambiguïté qui s’établit entre une interprétation individualisante difficilement accessible et une lecture générale par défaut.

Un poème comme “ Uniment ” se fonde d’autant mieux sur l’indétermination d’une relative périphrastique qu’il est bref et offre ainsi peu de contexte susceptible d’expliciter la subordonnée :

‘Le sol qui recueille n’est pas seul à se fendre sous les opérations de la pluie et du vent. Ce qui est précipité, quasi silencieux, se tient aux abords du séisme, avec nos sèches paroles d’avant-dire, pénétrantes comme le trident de la nuit dans l’iris du regard. 504

La première phrase introduit une isotopie météorologique précise, celle d’un temps orageux, isotopie qui se trouve confortée par le début de la seconde phrase : en effet “ précipité ” et “ séisme ”, qui signifie quant à lui une véritable catastrophe naturelle simplement mentionnée ici comme un risque, prolongent l’isotopie. Mais la fin de la phrase introduit un second univers qui est celui de la parole. On comprend dès lors que c’est la relative périphrastique qui établit une liaison entre l’univers naturel et l’univers poétique, le premier faisant figure de comparant par rapport au second. La mise en parallèle se poursuit avec “ pénétrantes ” qui s’applique aux paroles mais encore à la pluie par référence au syntagme courant une pluie pénétrante et fine. Le mot “ trident ” vient alors souligner la force de la parole et, succédant à “ séisme ”, il donne à cette parole un pouvoir d’agression plus grand encore que celle d’une tempête naturelle.

“ Uniment ”, au sens de “ semblablement ”, résume donc au niveau du titre la comparaison qui se trouve concentrée dans la relative “ ce qui est précipité ”. Cette dernière fonctionne en effet dans les deux univers grâce à une syllepse sur le participe passé “ précipité ” qui renvoie à la fois aux précipitations atmosphériques et au cliché de l’inspiration venant d’ailleurs. Le rôle d’articulation de la relative est ainsi rendu possible par l’ambiguïté du sens du participe passé “ précipité ”, qui maintient la proposition en tension entre deux univers, et partant le poème tout entier.

En jouant précisément sur la possibilité de deux lectures superposées, “ Uniment ” montre de façon exemplaire que la relative permet certes une focalisation sur un caractère, mais que cette focalisation n’est pas nécessairement identifiante. En effet, la propriété n’est pas toujours typique. L’indétermination du référent, désigné par ce seul caractère, s’impose alors et ouvre l’interprétation à une saisie plurielle qui associe souvent une lecture particularisante et une lecture généralisante.

On parlera ainsi de premier degré du processus métonymique car il n’y a aucune substitution, nous sommes encore loin du trope. Syntagmatiquement sont associés un déterminé, le support, et un déterminant, le détail focalisé : “ sans être une figure totalement accomplie, la périphrase est le résultat d’un envisagement métonymisant : périphrase construite selon le mécanisme de la métonymie, ou, plus exactement, selon l’esprit de la métonymie ” 505 . Ce premier degré métonymisant est assez rare dans l’œuvre de René Char, sauf lorsqu’il prend la forme de relatives périphrastiques. Le privilège semble être accordé aux expressions plus condensées.

Notes
501.

Albert Henry, op. cit., p. 40.

502.

“ Peu à peu, puis un vin siliceux ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 494.

503.

Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat, René Rioul, Grammaire méthodique du français, 1994, p. 487.

504.

“ Uniment ”, Chants de la Balandrane, O. C., p. 533.

505.

Albert Henry, op. cit., p. 67.