B. L’épithète métonymique et l’hypallage

On retrouve le support comme élément déterminé au sein d’un syntagme, complété par une épithète qui occupe la place de déterminant. Mais cette épithète, ne semble pas s’appliquer sémantiquement à ce support. Elle renvoie à une autre entité qu’elle caractérise avec plus de pertinence, et qui est présente ou non dans l’énoncé. Le support joue donc essentiellement un rôle grammatical : il ne sert véritablement que d’incidence à l’épithète qui prend une valeur dominante. Lorsqu’on ne trouve pas de support sémantique adéquat dans la phrase, l’adjectif est aussi appelé épithète morale. Il restitue alors l’expression donnée par l’énoncé :

‘Dehors le jour indolore se traîne, que les verges des saules renoncent à fustiger [...]
Il est des parcelles de lieux où l’âme rare subitement exulte. Alentour ce n’est qu’espace indifférent. Du sol glacé elle s’élève, déploie tel un chant sa fourrure, pour protéger ce qui la bouleverse, l’ôter de la vue du froid. 506

Ces épithètes se rapportent en fait à l’énonciation : aux événements de la journée dans “ le jour indolore ” ; à l’énonciateur, dans un rapport inversé, pour “ espace indifférent ”. On retrouve un transfert courant de ce qui caractérise l’énonciateur à un moment donné dans une situation donnée, sur le paysage. Cette figure s’avère très proche de l’hypallage 507 , mais reste liée à la métonymie car il existe bien une contiguïté plus ou moins lâche entre le déterminé et l’entité à laquelle s’applique le déterminant qu’est l’épithète : “ [...] l’hypallage peut avoir les fondements et les résultats de la métonymie, seul le mécanisme central les différenciant. Se stabilisant au glissement dénotatif, l’hypallage est en dernier ressort une métonymie inachevée [...] ” 508 .

Lorsque la qualité dénotée par l’adjectif se rapporte effectivement à un autre terme de l’énoncé, on parle traditionnellement d’hypallage :

‘L’aubépine redevient verte et blanche. Petit jour. Après avoir porté a sa plus haute fièvre la nuit musicienne, le rossignol diminue la longueur de sa flamme, chante comme à regret parmi les échos repeuplés. 509

L’adjectif “ musicienne ” est épithète de “ nuit ”, mais il s’applique plus logiquement au “ rossignol ” qui est l’oiseau nocturne musicien par excellence. Le transfert syntagmatique du caractérisant définit la nuit par une propriété de l’un de ses éléments, propriété ainsi mise en valeur et érigée en caractère essentiel. La nuit est qualifiée par la “ caractéristique dominante ” 510 d’un élément de la scène, en vertu d’un déplacement syntaxique. Cette qualité est transférée d’un référent à la situation tout entière dans laquelle elle apparaît. Elle fait figure de caractérisation la plus adéquate à la circonstance évoquée, selon un mouvement de généralisation. Ce dernier peut toutefois être inverse, lorsque la qualité d’un référent vient caractériser un élément même de ce référent :

‘Pendant notre sommeil apeuré viennent se presser contre notre corps, dans l’enceinte du lit, de petits soleils jaseurs qui nous réchauffent et nous préparent à l’épreuve glaciale du jour prochain.
L’insistance des animaux, les blâmes des fleurs sont à l’aube les premiers entendus. Tout ce qui est doué de vie sur terre sait reconnaître la mort.
Gens d’orée, son mélodieux d’une matière immonde, dans la neige vos pas grandissent par flocons éparpillés. 511

Le déplacement syntaxique de la qualité d’un référent vers un autre qui en est alors le support la met en évidence. Si “ apeuré ” caractérise plutôt le sujet collectif que l’un de ses états, et si “ glaciale ” se rapporte plus logiquement à “ jour ” qu’à “ épreuve ”, le déplacement qui les affecte souligne la propriété en la focalisant sur un autre élément de l’énoncé qui est cette fois plus précis que le support attendu : le sommeil est un état du sujet collectif et l’épreuve est une partie seulement du jour suivant. La qualité est cette fois transférée d’un référent à l’un de ses éléments : il y a particularisation.

La récurrence de l’épithète métonymique peut en tout cas être un reflet particulièrement intéressant du sens même d’un poème, comme dans “ Vindicte du lièvre ” :

‘Ne m’ont-ils pas, pour mieux m’exclure, attribué leurs rêves inimaginables et leurs réalités scélérates ? Sitôt qu’un fenouil maigre leur offre la liberté de me mettre en joue, ils me confèrent la dignité d’affolé. Observez l’interrogation des ombres sur les lèvres rongées de leur terre... Mieux que sur le vent vert où passe une graine, la vengeance de toute mon espèce y file les sons de sa destruction.
Depuis que je veille dans le vaste espace d’or qu’Orion déroule à ses pieds, lui, s’avançant aux abords des marais, ne m’estimerait pas ladre, encore moins me capturerait-il pendant mon sommeil exténué.
J’ai enfermé leur diable roux dans une bouteille que je donnerai à la mer. La lente vague que Claude Lorrain entendait approcher du môle de ses palais la prendra. 512

“ Vindicte du lièvre ” expose le point de vue de l’animal, pourchassé par les hommes alors qu’il est généralement jugé “ ladre ”. Le sens de lièvre ladre, “ lièvre vivant dans les endroits marécageux et dont la chair est de qualité médiocre ” (TLF), est motivé en contexte par la présence du terme “ marais ”. L’acharnement des hommes contre l’animal s’avère donc paradoxal et il semble correspondre à une violence gratuite. “ La dignité d’affolé ” est un emploi teinté d’ironie : si le lièvre est affolé, c’est au sens d’“ agité ” car la traque humaine le désoriente. Le véritable fou ne peut être que l’homme, qui ravage sa propre terre et, en effet, il exerce sa violence contre la nature en général. Les “ ombres ” autant que le lièvre ne peuvent qu’être interrogatifs, avant d’être vindicatifs.

Le monde tout entier est ainsi concerné, et une hypallage comme celle qui unit “ vert ” à “ vent ” en témoigne : il y a une circulation des éléments naturels dont la présence, dynamique, ne peut être mieux représentée que par le vent. La couleur verte du vent peut se justifier référentiellement par le déplacement des graines qui sont mentionnées en contexte, précisément dans leur mouvement. L’apparition de “ vert ” est également motivée par son signifiant. Si, graphiquement, il ne diffère que d’une seule consonne par rapport à “ vent ” qui semble ainsi l’appeler, c’est en fait tout un contexte phonétique qui surdétermine sa présence : le poème est en effet construit sur le son [v] qui apparaît dans “ vindicte ”, “ lièvres ”, “ rêves ”, “ observer ”, “ lèvres ”, “ vent ”, “ “ vert ”, “ vengeance ”, “ veille ”, “ vaste ”, “ s’avançant ” et “ vague ”. Cette allitération est renforcée par la présence du son [f] qui est l’équivalent sourd de [v], dans les mots “ fenouil ”, “ confèrent ”, “ affolé ” et “ file ”. L’expression “ vent vert ” est ainsi d’autant plus significative de l’interaction des forces naturelles qu’elle est soulignée par ces échos phoniques.

Un second adjectif métonymique concerne non plus le monde mais le lièvre lui-même. L’expression “ mon sommeil exténué ” souligne la détresse extrême du lièvre dont le moment de repos devient un moment de fatigue. L’hypallage adjectival, paradoxal, permet de focaliser sur la propriété qui résume la situation du lièvre : il est l’exténuation même, dans la mesure où cette qualité est perceptible dans un état qui normalement échappe à la fatigue puisqu’il en délivre. L’animal est traqué jusque dans cette mi-temps de l’ordre naturel qu’est le sommeil.

Les deux métonymies adjectivales sont ainsi le signe très net d’un mouvement d’abstraction qui insiste sur les caractères révélateurs d’un ordre de la nature et des êtres qui l’habitent : le monde est représenté comme une interaction de forces et de sentiments. Cette abstraction est d’ailleurs visible dans la transposition même que réalise le poème : pourchassé sur la terre des hommes, le lièvre devient un animal protégé dans l’espace d’Orion. Cet élargissement spatial est la manifestation concrète d’un mouvement d’élévation qui correspond à une véritable spiritualisation de la matière. Le lièvre passe en effet dans le ciel d’Orion et devient une constellation effectivement poursuivie par ce géant accompagné du Grand Chien. Mais, en devenant céleste, la chasse se fait noble, dans un ordre cosmique où le chasseur respecte le chassé. Ce passage de l’ordre terrestre à l’ordre cosmique fait de l’animal concret une constellation, qui est comme l’accomplissement symbolique du mouvement d’abstraction à l’œuvre dans la perception de la réalité.

Les hypallages sont ainsi un “ degré minimal ” de la déviance référentielle, qui “ reposent sur de simples glissements ” à l’intérieur d’une isotopie. Elles sont “ dues à l’actualisation prématurée des stades pré-tropiques de la métonymie ” 513 . A ce degré d’abstraction, ce “glissement dénotatif” apparaît bien comme une figure, mais elle reste inachevée. Cette figure, peu fréquente en raison de la rareté des adjectifs épithètes dans la poésie de René Char, se voit préférer toutefois les déterminations avec un complément du nom.

Notes
506.

“ Lettera amorosa ”, La Parole en archipel, O. C., pp. 344, 345.

507.

Pour certains il n’existe d’ailleurs pas d’épithète métonymique.

508.

Marc Bonhomme, op. cit., p. 77.

509.

“ Verbe d’orages raisonneurs... ”, La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 493.

510.

Albert Henry, op. cit., p. 64.

511.

“ Place ! ”, Chants de la Balandrane, O. C., p. 535.

512.

“ Vindicte du lièvre ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 525.

513.

Marc Bonhomme, op. cit., p. 81.