C. La structure N de N : “ Le Bois de l’Epte ”

On parle encore parfois d’hypallage pour la structure formée d’un nom complété par un groupe prépositionnel. Mais, au lieu de succéder à son support comme pour de nombreux adjectifs, la propriété mise en relief passe avant lui dans le syntagme. Elle est également appelée métonymie d’abstraction relative par Pierre Fontanier car elle actualise encore le support et sa détermination, présentant ainsi dans la continuité syntagmatique le déterminé et le déterminant. Il n’y a pas de substitution. On est alors proche de la métaphore et ces figures sont souvent analysées comme telles. On franchit cependant un degré de plus dans le processus d’abstraction car le déterminant prend la place du déterminé dans le syntagme : l’ordre syntaxique est inversé dans la mesure où la qualité prend la première place dans le syntagme.

Nous avons lu “ La Minutieuse ” comme un texte métapoétique : c’est, pour René Char, la raison d’être de la poésie que de donner accès à l’essence de la réalité. Or “ Le Bois de l’Epte ” montre ce qu’est un réel vide de sens, c’est-à-dire vide d’essence, en employant précisément des structures métonymiques propices à l’expression de la qualité.

‘Je n’étais ce jour-là que deux jambes qui marchent.
Aussi, le regard sec, le nul au centre du visage,
Je me mis à suivre le ruisseau du vallon.
Bas coureur, ce fade ermite ne s’immiscait pas
Dans l’informe où je m’étendais toujours plus avant.

Venus du mur d’angle d’une ruine laissée jadis par l’incendie,
Plongèrent soudain dans l’eau grise
Deux rosiers sauvages pleins d’une douce et inflexible volonté.Il s’y devinait comme un commerce d’êtres disparus, à la veille de s’annoncer encore.

Le rauque incarnat d’une rose, en frappant l’eau,
Rétablit la face première du ciel avec l’ivresse des questions,
Eveilla au milieu des paroles amoureuses la terre,
Me poussa dans l’avenir comme un outil affamé et fiévreux.

Le bois de l’Epte commençait un tournant plus loin.
Mais je n’eus pas à le traverser, le cher grainetier du relèvement !
Je humai, sur le talon du demi-tour, le remugle des prairies où fondait une bête,
J’entendis glisser la peureuse couleuvre ;
De chacun — ne me traitez pas durement — j’accomplissais, je le sus, les souhaits. 514

L’image que le poète donne de lui même au début du texte est concrète puisqu’elle passe en revue différentes parties de son corps. Mais il n’y a là qu’une matière sans valeur. Si la perception qu’à le sujet de lui-même est d’ordre métonymique, cette figure ne fait que juxtaposer des éléments du corps humain comme “ deux jambes ”, un “ regard ” et le “ visage ”. Ces éléments de la réalité ne figurent rien, et la vanité de cette matière apparaît aussi bien dans les termes “ sec ” et “ nul ” que dans le tour restrictif initial. Le corps du poète, réduit à des parcelles physiques, est ainsi une mécanique vide de sens. C’est un être doublement perdu : son cheminement spatial ressemble à une errance qui fait écho à la perte de son être physique et mental. La progression dans “ l’informe ” du paysage fonctionne comme un miroir de lui-même. Et c’est précisément dans l’expression du vide de son être et de celui du paysage qu’apparaît la métonymie d’abstraction : “ le nul ” du visage, en parallèle avec “ l’informe ” de la nature, dit cette essence négative du poète qu’est le vide, l’absence même d’essence. Ces deux termes empruntent ainsi la forme qui sert normalement à dire la substance dans la poésie de René Char, mais en la privant de tout contenu.

Deux phénomènes importants vont redonner du sens à la fois au poète et à son cheminement, et ils sont tous deux formulés par une métonymie d’abstraction du même type : “ le rauque incarnat d’une rose ” et “ l’ivresse des questions ”. Les deux groupes nominaux sont fondés sur un support, phénoménal pour “ rose ” et intellectuel pour “ questions ”, qui se trouve en position de déterminant syntaxique. Dès la deuxième strophe en effet, le réel fait signe, sous la forme de deux rosiers, et ce n’est pas une rose qui frappe l’eau, mais l’une de ses qualités, sa couleur : “ l’incarnat ”, construit sur une dérivation adjectivale, nous met sur la voie d’une conceptualisation qui passe par une spiritualisation de la matière 515 . Le réel fait signe, mais en se déréalisant, et à travers un subtil jeu de miroir : l’impact de la rose sur l’eau ricoche dans le ciel qui redonne du sens au monde et partant au poète. Une cosmogonie poétique s’esquisse. Au visage initialement vide du poète succède “ la face première du ciel avec l’ivresse des questions ”. Dans ce dernier syntagme nominal qui est une métonymie d’abstraction relative, on a clairement un nom abstrait, “ ivresse ”, en première position du syntagme, thématisé, alors que sémantiquement il correspondrait plutôt à une position de caractérisant ou de circonstant. “ L’ivresse des questions ” est alors ce qui donne du sens à l’action du poète : l’état euphorique de l’interrogation est fécond, il réveille la faim et la fièvre ; la qualité de l’ivresse est première car l’émotion du questionnement compte plus que les réponses. C’est cette émotion retrouvée de l’interrogation qui fait l’être du poète. L’errance peut ainsi prendre fin.

Si l’absence d’essence est un risque, seul le réel peut faire signe et redonner sens au monde. Il y a là bien plus qu’un détour par le réel, mais un indispensable enracinement, et si “ En vue de Georges Braque ” parle d’un peintre, on peut lui substituer le poète : “ Peintre, il ne produit qu’à partir d’un motif temporel ” 516 .

Notes
514.

“ Le Bois de l’Epte ”, La Parole en archipel, O. C., p. 371.

515.

On comprend dès lors mieux la différence entre l’effet de focalisation dont nous parlions au début du chapitre, qui porte sur un détail concret, et le processus métonymique dans sa forme relative qui est un mouvement d’abstraction. Les deux phénomènes empruntent la même structure, un nom suivi d’une détermination. Mais si l’expression des détails exploite une contiguïté référentielle sur le plan syntagmatique, ces détails n’en demeurent pas moins concrets et ne relèvent pas de la figure qui nous intéresse.

516.

“ En vue de Georges Braque ”, Recherche de la base et du sommet, O. C., p. 673.