Sous sa forme nominale, la métonymie d’abstraction apparaît fréquemment avec un déterminant. Selon la nature de ce déterminant, on distingue une progression dans le processus d’abstraction. Avec un déterminant possessif, le nom forme encore une métonymie d’abstraction relative, car ce déterminant met la qualité en relation avec une personne, qui constitue un ancrage référentiel fort :
‘Le rossignol, la nuit, a parfois un chant d’égorgeur. Ma douleur s’y reconnaît. [...] 517“ Ma douleur ” réalise l’abstraction de façon notionnelle, par le contenu du substantif, mais l’indication de personne relie la notion à une entité réelle qui l’incarne, en l’occurrence l’énonciateur.
“ La Chambre dans l’espace ” donne un sens particulièrement intéressant à l’association du possessif et du substantif :
‘Tel le chant du ramier quand l’averse est prochaine — l’air se poudre de pluie, de soleil revenant —, je m’éveille lavé, je fonds en m’élevant ; je vendange le ciel novice.“ La Chambre dans l’espace ” est l’expression même du bonheur de la relation érotique. Outre des termes lexicalement liés au bonheur comme “ joie ”, “ radieuse ”, “ beau ” mais aussi “ grâce ”, on en retrouve des expressions spécifiquement chariennes comme le mouvement ascendant de “ en m’élevant ”. Ce gérondif vient prolonger l’image de l’oiseau qui devient le symbole du bonheur : si le locuteur est identifié à un ramier au début, c’est son amante qui en prend ensuite les caractères, avec “ l’aile de ton soupir met un duvet aux feuilles ”. L’émotion heureuse est en outre perceptible dans l’emploi de modalités assez rares dans la poésie de René Char, l’exclamation et l’interrogation. La première apparaît deux fois, dans “ Demander c’est mourir ! ” et “ Comme il est beau ton cri qui me donne ton silence ! ”. L’interrogation ressortit quant à elle de l’emploi rhétorique : dans “ Est-il gorge menuisée plus radieuse que la tienne ? ”, la question porte sur une comparaison qui exprime en fait l’incomparable. Au-delà de l’identification du locuteur avec un oiseau, la versification masquée du poème en fait un “ chant ” amoureux. Les versets forment la structure apparente du poème mais ils recèlent une majorité d’alexandrins qui s’enchaînent linéairement : “ Tel le chant du ramier quand l’averse est prochaine/— l’air se poudre de pluie, de soleil revenant ”, et “ L’aile de ton soupir met un duvet aux feuilles./Le trait de mon amour ferme ton fruit, le boit ” sont des alexandrins qui présentent une véritable césure 519 . Malgré certaines rimes cachées comme “ revenant ” avec “ m’élevant ” et la fausse rime “ boit ” avec “ joie ”, la syntaxe l’emporte cependant sur la versification qui vient surimposer son rythme au verset.
Le bonheur de l’amour est également perceptible dans l’élargissement spatial de la réalité. L’univers amoureux est un univers en expansion. Son évocation emprunte des images très concrètes, mais inattendues, car elles n’ont aucun rapport apparent avec une situation érotique. Les éléments concrets élargissent de façon métaphorique l’espace intime à l’espace naturel. Du sol, avec l’identification à un “ bloc de terre ” dans le second verset, au ciel par la comparaison avec le ramier, l’espace tout entier est balayé, ce que reflète parfaitement le verbe vendanger : “ je vendange le ciel novice ”. “ Pluie ”, “ soleil ”, “ fleur ”, “ feuilles ” et “ fruit ” complètent ce paysage. Le terme “ menuisée ” quant à lui reste concret, mais il fait appel à un savoir-faire humain, d’ordre artisanal, plus qu’à une existence naturelle. Sa valeur est en outre phonétique et sémantique. Il contribue à la plénitude sonore du verset dans lequel il apparaît, en association avec “ radieuse ” et “ tienne ” : les trois semi-conconnes de ces termes incitent à une prononciation d’autant plus articulées qu’avec le [i] initial du pronom impersonnel “ il ”, ces segments vocaliques se trouvent chacun dans l’une des quatre mesures de l’alexandrin que forme la phrase. D’un point de vue sémantique enfin, le verbe menuiser étant issu du latin minutus, c’est la “ minutieuse ” qui réapparaît dans le détail non réaliste de cette “ gorge ”.
Si les éléments concrets ne décrivent pas directement le corps érotique, c’est assez curieusement les désignations les plus abstraites qui maintiennent l’intimité du couple. La métonymie d’abstraction apparaît sous plusieurs formes, mais elles n’ont pas toutes la même force : “ Mon amour ” est attendu, car il est lexicalisé, et la métonymie d’abstraction n’est plus perçue ; une expression comme “ la grâce de ton visage ” conserve quant à elle un support physiologique, même s’il est syntaxiquement dépendant de la qualité qui en a été extraite. C’est avec “ ta liberté ” et “ mes ténèbres ” qu’est identifié le couple, et cette identification passe par deux véritables métonymies d’abstraction de type nominal. L’homme est le locuteur, caractérisé par des ténèbres intérieures aussi bien qu’extérieures puisque la signification concrète d’“ ombre ” peut être réactivée par le verbe couvrir. L’autre, identifiée de façon significative par un substantif féminin, est l’amante. Ces deux métonymies d’abstraction restent inachevées, puisque le déterminant possessif relie explicitement la qualité à un support, mais elles sont précisément intéressantes dans leur inachèvement même : par la présence du substantif, on accède à la notion qui est une voie de la déréalisation, mais l’emploi du possessif maintient ces notions incarnées. Le nom abstrait déterminé par un possessif est ici la formulation idéale d’un amour qui, dans sa réalité la plus intime, en même temps qu’il est tout amour, est tout l’amour, l’intensité particulière et la généralité se rejoignant dans cette célébration érotique.
“ Volets tirés fendus ”, La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 491.
“ La Chambre dans l’espace ”, La Parole en archipel, O. C., pp. 372-373.
“ Allégeance ” (Fureur et Mystère, O. C., p. 278) masque de semblables alexandrins.