Parmi les différentes parties du discours, l’adjectif est par excellence l’expression de la qualité. Mais il donne cette propriété, permanente ou temporaire, uniquement par rapport à un support nominal qui est, dans la phrase suivante, une relative périphrastique, appelée parfois substantive.
‘Tout ce qui se dérobe sous la main est, ce soir, essentiel.“ Essentiel ” n’a aucune autonomie référentielle. La qualité qu’il dénote est repérée par rapport au terme dont il est l’attribut, et qui, lui, désigne l’entité du monde décrite. On dit que l’adjectif a une incidence externe et ne peut servir de thème, alors que le nom, dont l’incidence est interne, est la partie du discours qui a le plus fort pouvoir référentiel. Or, dans une poétique qui réalise la saisie de l’être, la qualité parvient à se dire elle-même. L’adjectif ne peut se faire thème qu’à une condition, si son incidence devient interne, si l’adjectif devient nom au terme d’une dérivation impropre :
‘Tout ce qui se dérobe sous la main est, ce soir, essentiel. L’inaccompli bourdonne d’essentiel. 520Transféré dans la catégorie nominale, “ essentiel ” désigne à lui seul une entité du monde. Le déterminant qui le précède est la marque grammaticale de cette nouvelle faculté. Quant à sa compréhension, elle se condense dans l’expression de la qualité, qui est comme incarnée dans le monde, perceptible en elle-même.
Ce premier fragment de “ Voyageurs ” présente un triple intérêt. Il est tout d’abord l’explicitation du passage de la formulation d’une qualité, par l’intermédiaire d’un support nécessaire, à son autonomie référentielle. Il permet ensuite d’établir une nuance concernant l’autonomie référentielle de la qualité. Sa possibilité est parfois déjà reconnue, disponible en langue, et ce type de nom est très présent dans certains domaines comme la philosophie. “ L’essentiel ” relève d’ailleurs du vocabulaire philosophique. Cependant l’emploi n’est pas toujours lexicalisé, comme pour “ inaccompli ”, qui est obtenu au terme d’un processus sémantique et morphologique complexe, à partir de “ tout ce qui se dérobe sous la main ”. Par une équivalence sémantique, la négation de s’accomplir se substitue au verbe dérober, mais aucun verbe existant ne correspond à cette information. En revanche, le préfixe négatif in- associé à la forme participiale du verbe accomplir est morphologiquement acceptable 521 . Le premier fragment de “ Voyageurs ” reflète enfin la recherche de la substance d’une situation. Il dit l’accès à la qualité dans une circonstance précise, celle d’ “ un soir ”. L’essence d’une entité est pressentie dans la variation même de cette entité. Ainsi, que cette qualité soit permanente ou contingente, elle devient dans une situation le nom même de l’entité, ce qui l’identifie. L’essence d’une réalité est ce qui la résume tout entière par rapport à une circonstance. La seconde phrase reflète donc une poétique dont elle est, sémantiquement, la formulation même.
La désignation du référent par sa qualité principale, qui se voit érigée en dénomination, est moins fréquente, dans la poésie de René Char, que significative de l’originalité du processus métonymique. Elle est en effet la meilleure réalisation grammaticale du processus d’abstraction. Ce dernier emprunte certes bien d’autres voies, mais la dérivation en traduit la dynamique même, qui s’est figée en langue ou qui correspond à des emplois inédits, comme dans “ Paccage de la Genestière ” où l’adjectif substantivé permet de donner de nouveaux noms :
‘Devant la coloration des buis rougeoyants ne retentit pas la conversation de tous avec chacun. Aimez la vie, dirait-elle, vie, l’accostée et qui interpelle. Larmes, ne vous laissez pas convaincre d’en finir avec ce délirant.“ L’accostée ”, terme dérivé du participe passé du verbe accoster, et “ ce délirant ”, formé sur l’adjectif verbal issu du verbe délirer, sont de pures créations. Le référent désigné par “ l’accostée ” est facilement identifiable, puisque l’expression est co-référente au substantif auquel elle est apposée, “ vie ”, ce que l’accord au féminin vient confirmer. En revanche, l’identification de “ ce délirant ” pose problème. Si la situation d’interlocution est la même que celle de la phrase précédente, c’est de nouveau la vie qui parle en s’adressant aux “ larmes ”. Le tiers désigné par “ ce délirant ” peut être le sujet qui pleure, mais on peut aussi établir une relation de co-référence avec “ ce gueux de siècle ”, dont le démonstratif, cataphorique, annoncerait “ siècle ” en le désignant d’abord par sa qualité de “ délirant ”. Avec l’expression “ ce gueux de siècle ”, gueux, qui est un nom, conserve son support, “ siècle ”, comme complément prépositionnel. Appelé complément de qualité ou construction qualitative, ce type d’expression est particulièrement emblématique du processus d’abstraction : la qualité garde la trace de son support dans le complément du nom qui en est l’expansion.
Le référent désigné par un adjectif substantivé est toutefois le plus souvent directement accessible, soit dans le contexte, soit dans la situation. Dans “ Le Risque et le pendule ”, une symétrie syntaxique identifie les deux adjectifs subtantivés :
‘Toi qui ameutes et qui passe entre l’épanouie et le voltigeur, sois celui pour qui le papillon touche les fleurs du chemin. 523L’élucidation de l’énigme s’effectue dans la phrase elle-même. Les deux propositions ont une construction parallèle puisqu’elles commencent toutes les deux par une interpellation au destinataire. S’établit alors un chiasme qui donne la clé de l’énigme morphologique : “ l’épanouie ” renvoie aux fleurs tandis que “ le voltigeur ” désigne le papillon. On remarque d’ailleurs que le passage à la substance s’accompagne pour les fleurs d’un passage du pluriel au singulier. Sur la voie de la conceptualisation, l’idée se détache de l’extensité.
L’évocation d’une relation amoureuse permet également une identification rapide dans la mesure où ce type de situation est plus ou moins stéréotypée : la femme aimée est “ la Continuelle ” de la “ Lettera amorosa ” 524 , “ la Minutieuse ” du poème éponyme 525 , “ l’Amoureuse ” de “ Dansons aux Baronnies ” 526 ou du “ Noeud noir ” 527 , poème dans lequel l’amant est également désigné par un adjectif substantivé dans la réciprocité de la formule “ Tu es mon amoureuse/Je suis ton désirant ” 528 . L’entité s’est incarnée dans l’une de ses qualités qui est ainsi transformée en substance 529 . La majuscule de “ la Continuelle ” n’est pas celle de certaines allégories, dont le référent devient humain. Elle est une marque d’adéquation du mot à un référent déjà humain, et elle ne fait que renforcer l’effet de personnification de l’appellation elle-même : elle marque, comme pour un nom propre, l’autonomie du référent et la justesse de l’appellatif. Elle peut participer également comme ici d’une stratégie de l’énigme dans un langage précieux : c’est bien l’essence de la personne qui est nommée, et l’expression s’avère d’autant plus puissante que sa forme, mais également sa signification, disent la permanence, loin de toute référence qui demeure contextuellement masquée.
“ Voyageurs ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 519.
Inaccompli est bien un dérivé et non un vrai parasynthétique : le préfixe recatégorise la base à l’aide, non pas d’un suffixe, mais d’une désinence verbale.
“ Pacage de la Genestière ”, Chants de la Balandrane, O. C., p. 533.
“ Le Risque et le pendule ”, La Parole en archipel, O. C., p. 369.
“ Lettera amorosa ”, La Parole en archipel, O. C., p. 344.
“ La Minutieuse ”, La Parole en archipel, O. C., pp. 354-355.
“ Dansons aux Baronnies ”, Le Nu perdu, O. C., p. 429.
“ Le Noeud noir ”, Chants de la Balandrane, O. C., p. 565.
En dehors de notre corpus, on peut citer l’ “ Inanimée ” de “ Biens égaux ” (Fureur et mystère, O. C., p. 251), “ la Belle ” de la pièce Claire, qui est aussi “ la Rencontrée ” (voir l’exergue et les “ Personnages ”, Claire, O. C., pp. 864, 866). On peut même considérer que le prénom féminin Claire est la plus parfaite lexicalisation d’un adjectif par dérivation impropre puisqu’il est devenu un nom propre. Ressortissent à la même évolution morphologique les titres disparus de textes de Feuillets d’Hypnos, comme “ la Murmurée ” ou “ la Révélée ”, ce dernier ne désignant cependant pas une femme (Voir René Char. Dans l’atelier du poète, 1996, pp. 440-441).
La substance perd les marques évidentes de la circonstance : “ Verbes, adjectifs, adverbes sont [...] faciles à modaliser : le prédicat qu’ils confèrent au thème dépend de la personne, du temps, du mode, des degrés d’intensité. Ces marques disparaissent dans la nominalisation. “ Pierre était paresseux ” n’est pas une condamnation à perpétuité ; “ le paresseux ”, comme description définie, inflige une étiquette dévalorisante définitive ” (Danielle Bouverot, “ Trop de tropes ? Comment situer la synecdoque ? ”, Le Français moderne, 51ème année, octobre 1983, n°4, p. 336).