Le nom prédéterminé par l’article défini réalise pleinement l’abstraction :
‘— Je me suis promenée au bord de la Folie.—“ Septentrion ” brouille la piste de l’abstraction : en effet, cette dernière ne s’établit pas grâce au groupe nominal “ la Folie ” qui ne renvoie pas à une notion mais bien à une entité réelle. Ce qui semble le plus abstrait masque ici le plus concret. Le premier titre de ce poème révélait l’identité de cette “ Folie ” avec le syntagme “ Le Ruisseau transposé ” 531 Mais une telle expresion explicitait trop à la fois la démarche poétique et le sujet du poème. En effet, la Folie est un cours d’eau près de Lagnes, concrétisation géographique que la locution prépositionnelle “ au bord de ” renforce initialement, et qui se voit confirmée par la reprise anaphorique “ ce ruisseau ” et la présence des “ roseaux ” dans la dernière strophe. La majuscule est donc légitime pour un nom propre et l’article devant un nom géographique est un signe de sa stabilité ontologique.
Mais l’homonymie du nom de ce ruisseau avec celui qui signifie un dérèglement mental peu faire passer l’emploi de cette notion pour une allégorie. La personnification est rendue possible par la mention d’une “ compagne ” : dans la promenade le long du ruisseau, elle peut être une femme, que le premier vers fait apparaître à travers l’accord au féminin de “ promenée ”, mais en la dissociant nettement du ruisseau. La seconde occurrence de “ Folie ” peut en revanche être considérée comme la transposition féminine de cette notion : les “ longs roseaux coupants ” relèveraient alors d’un univers métaphorique. En situation, ils sont cependant référentiels. Dans le contexte restreint du seul vers où ils apparaissent, la “ double vie ” de la “ Folie ” repose sur la lecture possible de deux univers : si l’univers référentiel dépend de “ roseaux ”, la Folie est personnifiée ; s’il dépend en revanche de “ se coiffait ”, la Folie reste un ruisseau. Il semble donc que ce vers superpose ces deux vies dont le poème suggère alternativement une face puis l’autre, celle du ruisseau puis celle de la femme.
C’est toutefois au cœur de cette abstraction incertaine qu’émerge une qualité, “ l’absence ”. Ce groupe nominal prédéterminé par l’article défini correspond à un emploi métonymique, que la complexité paradoxale de la deuxième phrase rend peu lisible. La femme cède à des questions non formulées car cette absence de formulation les dévoile davantage. Le silence est proprement éloquent : absence de questions, silence du promeneur qui se fait lui-même absence, qui “ invent[e] ” une présence expressive en s’absentant de la parole, de la signification. Cette forme de présence-absence trouve sa meilleure expression dans la métonymie d’abstraction achevée, qui est actualisée par un article défini. L’actualisation est d’ailleurs le dernier signe de l’incarnation d’un référent que son nom, en tant que contenu notionnel, fait tendre vers une déréalisation. Cette dernière est en outre renforcée par l’emploi du présent du verbe être, qui fait sonner le vers “ Tant est inventive l’absence ” comme une vérité générale et non comme un énoncé en rapport avec la circonstance précise d’une promenade. L’article superpose ainsi une valeur particularisante et une valeur généralisante dans le contexte restreint du vers où se trouve le groupe nominal métonymique. L’emploi de l’article défini favorise donc aussi l’ambiguïté déjà évoquée entre une référence particulière et une référence générale qui est ici de l’ordre de l’essence. Cet article permet bien une actualisation, elle détermine une extensité, mais on ne peut trancher entre l’extensité unique et l’extensité maximale.
Sans déterminant, le nom qui se trouve en emploi métonymique n’est pas actualisé et prend une valeur de signification. Il n’y a plus de référence possible.
‘Tu es plaisir, avec chaque vague séparée de ses suivantes. Enfin toutes à la fois chargent. C’est la mer qui se fonde, qui s’invente. Tu es plaisir, corail de spasmes. 532En fonction attributive et sans article, “ plaisir ” prend une valeur de signification. L’abstraction est totale puisqu’il n’y a plus d’extensité.
René Char ne privilégie cependant pas l’article ou son absence devant le nom, car sa poésie est moins abstraite qu’abstraction, elle est bien une dynamique, non un aboutissement ou un état. La perception du réel est une condition de l’émergence de la substance. Au sens étymologique d’abstraction, le poème part de la réalité et s’en nourrit : il en extrait l’essence. La métonymie d’abstraction comme processus est la forme la plus significative du mouvement d’abstraction car les différentes formes qu’elle peut prendre reflètent ce dynamisme. La poésie de René Char réalise donc un passage, et même plus : elle est ce passage du réel à l’univers des essences.
“ Septentrion ”, Le Nu perdu, O. C., p. 432.
Voir Variantes, O. C., p. 1192.
“ Lettera amorosa ”, La Parole en archipel, O. C., p. 343.