c/ L’adjectif substantivé : “ La Fauvette des roseaux ”

Lorsqu’un adjectif est substantivé, ce n’est pas le déterminant qui porte trace d’une prédication, mais le substantif lui-même qui est le résultat d’une nominalisation plus ou moins sentie comme vivante. Nombreux sont les adjectifs substantivés à présenter un suffixe d’agent, comme “ la metteuse en œuvre ” 538 , “ ces marcheurs 539  ”, les “ nuisibles ” 540 , les “ perceurs ” 541 etc. Mais leur rôle prédicatif est surtout perceptible lorsque ces nominalisations ne sont pas lexicalisées, car l’origine adjectivale des substantifs se fait encore sentir. Lorsqu’ils sont issus de participes passés et présents, ils conservent nettement les marques de leur emploi verbal : “ les grandes interdites ” 542 , “ l’incurvé ” 543 , “ le dévoué ” 544 , “ l’accrêté ” 545 , “ l’appelé ” 546 , “ l’assoiffé ” 547 etc.

Le fait que la dérivation d’un adjectif substantivé soit encore perçue permet de considérer encore davantage le lien du terme employé avec une circonstance. Il reste issu d’un événement qu’il résume et semble comme saisi dans le vif d’une expérience. Si le réel fait signe, ce signe peut ainsi être de courte durée : l’essence est parfois perceptible brutalement et de façon éphémère comme si subsistait en elle la trace d’une valeur prédicative soumise au temps. Dans “ La Fauvette des roseaux ”, c’est dans une circonstance précise et brève, “ à l’instant ”, que surgit la possibilité de l’émergence d’une essence, formulée par deux adjectifs substantivés :

‘L’arbre le plus exposé à l’œil du fusil n’est pas un arbre pour son aile. La remuante est prévenue : elle se fera muette en le traversant. La perche de saule happée est à l’instant cédée par l’ongle de la fugitive. Mais dans la touffe de roseaux où elle amerrit, quelles cavatines ! C’est ici qu’elle chante. Le monde entier le sait.
Eté, rivière, espaces, amants dissimulés, toute une lune d’eau, la fauvette répète : “ Libre, libre, libre, libre... ” 548

Avec “ La Fauvette des roseaux ”, René Char crée une vignette. Le décor des premières phrases, minimal, prend une dimension emblématique : n’apparaissent que les éléments utiles à la scène, “ l’arbre ”, “ la perche de saule ” et “ la touffe de roseaux ” qui, au singulier et déterminés par l’article défini, font figure de types. Plusieurs expressions donnent de l’action une vision épurée : l’expression très elliptique qu’est “ l’œil du fusil ”, où l’œil représente le chasseur ; la métonymie de la partie pour le tout dans l’emploi de “ son aile ”, qui joue d’ailleurs phonétiquement avec le pronom elle, susceptible de représenter également la fauvette ; enfin la vision métonymique de “ l’ongle de la fugitive ”. L’évocation se trouve concentrée sur quelques détails précis : l’action est envisagée à travers des signes plus que décrite, procédé qui traduit également la rapidité de la scène et la discrétion des acteurs, qu’il s’agisse du chasseur ou de la proie.

C’est dans ces circonstances précises que l’essence de la fauvette est saisie, parce que cette dernière a précisément une dimension temporelle : cet oiseau est appelé “ la remuante ” et “ la fugitive ”, deux expressions qui résument exactement le moment évoqué. La fauvette, caractérisée dans la scène par sa rapidité et sa fugacité devient “ la fugitive ”, par essence insaisissable. Elle est également par excellence “ la remuante ” : le participe présent a un aspect sécant qui redouble l’aspect imperfectif du verbe remuer dont il est le déverbal avant d’être lui même substantivé. La substance de cet oiseau, inscrite lexicalement et morphologiquement dans son nom, est d’être en mouvement permanent. La désinence verbale en -ant est le signe encore vivant ici d’une prédication liée à une circonstance. Elle traduit parfaitement la spécificité de l’essence selon René Char : la propriété n’est pas une valeur éternelle, elle est bien saisie dans un mouvement et par rapport à lui. La fugacité de l’événement montre la nature de l’essence qui peut être la vérité d’un instant.

René Char utilise avec une certaine prédilection les dérivés verbaux ou adjectivaux dans des métonymies d’abstraction absolue ou relative, car ces formes gardent la trace d’une prédication. La nominalisation produit cependant des termes référentiellement autonomes, puisque le nom est la seule partie du discours à bénéficier d’une incidence interne. Mais ils ne créent pas un univers impressionniste, ni même réaliste 549 , univers auxquels on rattache souvent l’expression métonymique : ils rendent possible, dans l’univers réel, la perception d’un univers d’essences.

Notes
538.

“ Lombes ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 516.

539.

“ Rodin ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 522

540.

“ Gammes de l’accordeur ”, Chants de la Balandrane, O. C., p. 557.

541.

“ Ruine d’Albion ”, Le Nu perdu, O. C., p. 456.

542.

“ Sommeil aux Lupercales ”, La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 505.

543.

“ Aromates chasseurs ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 513.

544.

“ Rodin ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 522.

545.

“ Cruels assortiments ”, Chants de la Balandrane, O. C., p. 540.

546.

“ Les Parages d’Alsace ”, Le Nu perdu, O. C., p. 428.

547.

“ Aiguevive ”, Le Nu perdu, O. C., p. 433.

548.

“ La Fauvette des roseaux ”, La Parole en archipel, O. C., p. 388.

549.

Michel Le Guern a nuancé les effets de la métonymie selon sa spécificité : métonymie simple, synecdoque de la partie pour le tout, métonymie d’abstraction : “ Roman Jakobson [...] y voit la marque par excellence de la littérature réaliste, alors que la métaphore caractériserait plutôt la littérature romantique et symboliste. Un relevé systématique des métonymies dans des textes français relevant de diverses esthétiques oblige à admettre qu’il n’existe pas de corrélation entre la littérature réaliste et la métonymie en général. En revanche, il est absolument évident qu’un type particulier de métonymie, la synecdoque de la partie pour le tout, tient une place privilégiée dans les textes réalistes : c’est un des moyens dont se sert le plus volontiers un écrivain lorsqu’il désire faire porter l’attention de ses lecteurs sur les détails de la réalité qu’il décrit, et c’est là sans doute une des préoccupations essentielles de l’écriture réaliste. [...] Le même processus métonymique permet de produire un effet inverse dans le cas où les glissements de référence successifs se font dans une direction opposée ; rien n’est plus opposé à l’esthétique réaliste que l’accumulation de métonymies de l’abstraction ; c’est ainsi que des moralistes classiques transforment des observations initialement fragmentaires en remarques de caractère général où tous les accidents particuliers s’effacent au profit de réflexions qui veulent avoir une portée universelle ” (op. cit., pp. 104-106 passim).