b/ Au niveau de l’énoncé

A l’échelle syntaxique de la phrase tout entière, on observe des déplacements et des phénomènes d’ellipse : non seulement la qualité devient souvent le noyau d’un groupe nominal et y gagne le plus fort pouvoir référentiel, mais le syntagme dans lequel elle apparaît prend une place importante dans la hiérarchie des constituants de la phrase elle-même. Dans l’organisation logique de la phrase, en obéissant à une tendance qui en thématise la formulation, la métonymie de qualité perturbe l’organisation des différents groupes que sont le groupe sujet, le groupe verbal et les circonstants : l’émergence métonymique de la qualité s’accompagne de “ déplacements syntaxiques des groupes circonstants sur les groupes verbaux et sujets et par celui, plus rare, des groupes verbaux sur les groupes nominaux sujets, ces déplacements étant concentrés sur les noms intégrés dans ces groupes ”. Il y a ainsi une sorte de “ remontée syntaxique plus ou moins prononcée ” 553  : “ [...] la métonymie recentre les constituants de l’énoncé qui sont périphériques et incidents aux autres, cela aux dépens de ses constituants fondamentaux. On découvre ainsi tout un travail de renforcement syntaxique, au terme duquel les constituants secondaires deviennent primordiaux, la métonymie accentuant le rôle des masses syntaxiques moins importantes [...] ” 554 . Ces déplacements sont exemplaires dans “ Le Gaucher ” :

‘On ne se console de rien lorsqu’on marche en tenant une main, la périlleuse floraison de la chair d’une main.
L’obscurcissement de la main qui nous presse et nous entraîne, innocente aussi, l’odorante main où nous nous ajoutons et gardons ressource, ne nous évitant pas le ravin et l’épine, le feu prématuré, l’encerclement des hommes, cette main préférée à toutes, nous enlève à la duplication de l’ombre, au jour du soir. Au jour brillant au-dessus du soir, froissé son seuil d’agonie. 555

L’évolution de la thématisation est perceptible dans la disposition du poème. Le groupe nominal qui contient le nom “ main ” est situé, dans le premier paragraphe, au sein d’une circonstancielle introduite par un gérondif. Hiérarchiquement, elle occupe une place peu importantes dans l’organisation de la phrase. En revanche, dans le second paragraphe s’opère un déplacement syntaxique : le groupe nominal contenant “ main ” devient sujet. Mais la thématisation ne s’arrête pas à ce simple changement de fonction. Le sujet prend des dimensions démesurées car le nom “ main ” s’enrichit doublement : non seulement il est redoublé par des appositions qui reprennent exactement ce mot “ main ”, mais il est suivi, ainsi que ses appositions, d’expansions nombreuses et développées puisqu’il s’agit surtout de subordonnées. Ce déploiement syntaxique exceptionnel des expansions du nom “ main ” rend compte du “recentrement” des constituants secondaires qui sont attirés dans le groupe sujet.

La thématisation s’accompagne donc à la fois d’un mouvement de nominalisation qui favorise l’occupation d’une position de thème, et d’un renforcement de certaines fonctions syntaxiques comme le sujet.

De “ l’envisagement métonymique ” à la substitution, la qualité émerge syntaxiquement et thématiquement, évolution qui a pour corollaire un processus de condensation syntagmatique et sémantique. L’abstraction métonymique est un mécanisme économique qui, en prenant différents degrés, se réalise à des niveaux variés d’expression. De la présence du support de la qualité à sa disparition totale, ce sont aussi bien la syntaxe et la logique que la morphologie qui entrent en jeu. “ Prédicat-thème ” ou “ prédicat devenu thème ”, la synecdoque cumule les deux fonctions sous la forme d’une “ désignation prédicative ” 556 . L’abstraction métonymique favorise donc l’ellipse, réussissant à concentrer dans un signifiant les deux rôles logiques de thème et de prédicat, manifestant ainsi parfaitement la tendance charienne au “ raccourci fascinateur ” 557 .

Notes
553.

Marc Bonhomme, op. cit., pp. 101, 102.

554.

Ibid., p. 103.

555.

“ Le Gaucher ”, Le Nu perdu, O. C., p. 439.

556.

Danielle Bouverot, op. cit., p. 334.

557.

“ Sommaire ”, Le Marteau sans maître, O. C., p. 42.