b/ Une abstraction

Qu’il se réalise par superposition ou par succession, le passage du particulier au général est en rapport étroit avec le passage du sensible, particulier, à l’intelligible, de portée générale. C’est bien dans la conjonction de ces deux mouvements que se réalise l’abstraction.

“ Devancier ” fait référence à un site archéologique précis : à Saint-Pantaléon, dans le Vaucluse, derrière une petite église romane, sont creusées dans le rocher des tombes, des cavités où se dessine le contour d’un corps et de sa tête. Cette nécropole présente en majorité des tombes de petite taille, faites pour des enfants : c’est la peste de 1722 qui causa ces jeunes morts, et Saint-Pantaléon était le protecteur des enfants non baptisés avant leur décès. Le poème évoque concrètement ces tombes, “ lit[s] ouvert[s] ” de “ petits comparses ”. Ils sont le signe concret de la mort survenue, et la construction syntaxique montre parfaitement cette équivalence entre le signe réel et le concept par une apposition qui manifeste un rapport de co-référence : “ le lit ouvert ”, c’est “ la mort ”. Le passage par l’élément réel pour atteindre la signification est en outre une nécessité perceptible dans le complément de lieu : “ j’ai reconnu dans un rocher [...] ”. La préposition spatiale dans inscrit, et pour ainsi dire taille le concept au creux de la réalité. On ne peut saisir l’idée de la mort que par sa représentation concrète, par son incarnation 562 . Le verbe reconnaître est ici essentiel, non seulement pour son sens, mais parce que son emploi est très rare : on saisit un invisible connu à travers du visible. La réalité fournit fortuitement des éléments qui suscitent du sens. Certains segments du monde sont propices à la rencontre du sensible et de l’intelligible, où l’un est signifié par l’autre, comme extrait de lui. Le manuscrit portait “ j’ai découvert ” au lieu de “ j’ai reconnu ” : la variante est significative de la démarche charienne qui dé-couvre 563 ce qui est déjà là : il n’y a pas invention mais bien dé-voilement. Le concept habite le concret. La caractérisation “ fuguée et mensurable ” contribue à la perception de leur coexistence : tandis que “ mensurable ” décrit la taille des tombes, le fait qu’elle ont une forme dans l’espace du rocher, “ fuguée ” fait référence à un type de composition musicale ou un thème et ses imitations se succèdent selon un principe de répétition, créant une multiplicité, comme celle des tombes rassemblées et serrées derrière l’église. La coordination relie deux caractérisants qui relèvent l’un de l’intelligible, l’autre du concret.

C’est donc bien la perception de la mort qui est à l’origine du poème, par la vision de sa trace, qui plus est une trace sculptée, artistique. Le tailleur de ces tombes est bien le prédécesseur du poète, qui lui aussi taille son tombeau. Mais ce tombeau est cette fois unique (“ sans redite ”), et sculpté dans l’air : modestes paroles en l’air du poète ? Mais René Char sait que, écrivant, il sculpte aussi “ son retour ” : scripta manent.

‘J’ai vécu dehors, exposé à toutes sortes d’intempéries. L’heure est venue pour moi de rentrer, ô rire d’ardoise ! dans un livre ou dans la mort. 564

Il faut remplacer l’alternative par la coordination, ou par une apposition, comme celle qui rapproche les “ lits ” de la “ mort ”.

Tout en étant le support privilégié d’une abstraction, l’entité de la réalité devient le meilleur représentant de la qualité extraite. Mais comme l’abstraction ne laisse jamais place au seul concept, l’exemplarité de l’objet de la réalité reflète un mouvement de généralisation plus qu’elle ne décrit un univers d’idées.

Si l’on considère par exemple l’entité qu’est la fauvette dans “ La Fauvette des roseaux ”, la métonymie a, d’une part, une dimension particularisante car elle se focalise sur une propriété aux dépens des autres propriétés non nommées de cette même entité. La focalisation est donc restrictive, l’abstraction est bien au sens étymologique une extraction : la partie se fait tout. On observe d’autre part un mouvement généralisant dans l’expression métonymique car l’entité qu’est la fauvette est définie par une qualité qui peut caractériser d’autres entités. Toutefois avec l’article défini, l’oiseau semble incarner cette qualité exclusivement, et se l’approprier : l’espèce devient genre. Il y a peut-être là tout le chemin parcouru depuis la matière jusqu’à l’être, une dynamique d’abstraction qu’on peut décomposer artificiellement ainsi : une fauvette remuante, une remuante, la remuante. La décomposition est d’autant plus artificielle que la saisie de l’essence peut être rapide.

Notes
562.

Nous utilisons un vocabulaire platonicien par défaut, car la démarche charienne, si elle peut être rapprochée de la philosophie des idées, lui est précisément inverse : l’idée ne préexiste pas à un monde dans lequel elle s’incarne, auquel elle participe pour être intelligible, mais en s’avilissant. La réalité est nécessaire dans la poésie de René Char, et première. La démarche n’est donc pas celle d’une incarnation de l’idée dans la réalité, mais d’une abstraction de la réalité vers l’idée.

563.

“ Celui qui invente, au contraire de celui qui découvre, n’ajoute aux choses, n’apporte aux êtres que des masques, des entre-deux, une bouillie de fer ” (“ La bibliothèque est en feu ”, La Parole en archipel, O. C., p. 380).

564.

“ Couche ”, Le Nu perdu, O. C., p. 473.