En poésie, on n’habite que le lieu que l’on quitte, on ne crée que l’œuvre dont on se détache, on n’obtient la durée qu’en détruisant le temps. 567
Sous la forme d’un apparent paradoxe, le titre d’un poème du Nu perdu donne une clé pour appréhender la temporalité : “ Ni éternel ni temporel ” 568 . Le temps fait l’objet d’une éviction totale. Cette clé, doublement négative, rejette les modes d’existence les plus évidents, dans leur opposition même : l’inscription dans le temps et la durée perpétuelle. Néanmoins, cette exigence de déréalisation absolue semble inconciliable avec le rapport que le poème entretient avec le temps vécu à travers des situations précises, mais aussi avec la recherche de l’essence du réel que l’on situerait bien dans une totalité temporelle comme l’éternité. Cette exclusion n’est cependant pas une exception, et elle se voit confirmée dans “ Les Apparitions dédaignées ” :
‘La temporalité doit être vécue dans la précarité même de l’être-au-monde, et sans la consolation d’une durée infinie promise post mortem.
Mais, d’une part, l’exclusion porte sur des conceptions du temps bien précises que René Char refuse. D’autre part, si le titre coordonne deux éléments niés, il les chacun successivement, et non l’ensemble constitué par les deux éléments coordonnés. C’est dans cette faille grammaticale de la coordination que s’établit la possibilité d’une temporalité originale. Le temps n’est pas nié, ce sont des modalités exclusives qui le sont. Le titre rejette l’éternel puis le temporel, chacun étant pris comme solution isolée. Mais rien n’est dit de leur association possible.
L’inscription dans le temps est d’ailleurs indéniable :
‘Temps, mon possédant et mon hôte, à qui offres-tu, s’il en est, les jours heureux de tes fontaines ? A celui qui vient en secret, avec son odeur fauve, les vivre auprès de toi, sans fausseté, et pourtant trahi par ses plaies irréparables ? 570Les termes “ mon possédant ” et “ mon hôte ” sont ambigus : le possessif devant “ possédant ” introduit une nuance personnelle dans un rapport de dépendance qui rétablit une sorte de réciprocité ou d’acceptation de la soumission. Le terme coordonné “ hôte ” vient renforcer cette nuance : il ne doit pas être pris au sens d’invité, qui s’oppose à “ possédant ”, mais au sens de celui qui donne l’hospitalité. Le temps est le maître, mais le maître de maison. Il nous possède mais nous accueille. Il nous prête seulement un intervalle de son cours. Nous ne sommes que des passagers du temps. Mais quelle est l’échappée de ce temps vécu si ce n’est pas l’éternité telle qu’on la conçoit habituellement ? Il s’agit sans doute du temps propre au “ Grand réel ”, d’un hors-temps spécifique à l’univers charien, différent de la conception éternelle d’une sortie du temps.
S’esquisse alors une temporalité plus complexe que celle que nous donne le temps cosmique perçu comme orienté 571 dans une représentation vectorielle, temps irrésistible et irréversible. Ses articulations ne correspondraient pas à l’ordre chronologique que l’on connaît.
‘Le présent-passé, le présent-futur. Rien qui précède et rien qui succède, seulement les offrandes de l’imagination. 572Les deux termes juxtaposés sont construits comme des mots composés, dont le sens n’est pas dans l’addition des deux noms mais dans la constitution de nouveaux concepts temporels : dans les deux expressions, “ présent ” est le déterminé et “ passé ” ou “ futur ” les déterminants. Il s’agit peut-être d’une forme de présent sur lequel le passé et le futur peuvent être projetés. La temporalité charienne perturbe les représentations habituelles. Comment cette temporalité spécifique, qui semble s’organiser autour du présent, est-elle prise en charge par les tiroirs verbaux, dans les trois époques schématiquement représentées sur un axe du temps orienté de gauche à droite ?
“ Arthur Rimbaud ”, Recherche de la base et du sommet, O. C., p. 733.
“ Ni éternel ni temporel ”, Le Nu perdu, O. C., p. 460.
“ Les Apparitions dédaignées ”, Le Nu perdu, O. C., p. 467.
“ Hôte et possédant ”, Le Nu perdu, O. C., p. 472.
Voir Marc Wilmet, Grammaire critique du français, 1997, pp. 296-297.
“ Aromates chasseurs ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 513.