A. Le présent de l’indicatif, un temps indifférent au temps : “ Le Village vertical ”

1. Valeur chronologique

“ Le Village vertical ” évoque les trois époques de la chronologie :

‘Tels des loups ennoblis
Par leur disparition,
Nous guettons l’an de crainte
Et de libération.

Les loups enneigés
Des lointaines battues,
A la date effacée.

Sous l’avenir qui gronde,
Furtifs, nous attendons,
Pour nous affilier,
L’amplitude d’amont.

Nous savons que les Choses arrivent
Soudainement,
Sombres ou trop ornées.

Le dard qui liait les deux draps
Vie contre vie, clameur et mont,
Fulgura. 573

Avec un “ tels ” initial, la première séquence s’impose d’emblée comme analogique. Le développement du comparant, fondé sur la représentation de loups, occupe les trois premières strophes. Le temps employé est le présent de l’indicatif, même s’il est travaillé lexicalement par un passé indéterminé dans la deuxième strophe (“ lointaines battues ”, “ date effacée ”), et un futur désiré, dans la première strophe avec “ guettons ”, dans la troisième avec le lexème “ attendons ” et la proposition de but “ pour nous affilier ”. La scène est celle d’une attente. La dernière strophe, au passé, semble discordante par rapport aux strophes précédantes : le changement de temps s’accompagne d’un fonctionnement sémantique de type symbolique que vient souligner le jeu de paronomase entre dard et drap. Le présent de l’indicatif n’exprime pas directement les deux époques qui entourent le moment actuel, le passé et le futur, il ne les prend en charge que comme des évocations subordonnées au moment de l’énonciation. Il pourrait cependant exprimer lui-même le passé et le futur, car il n’est pas le temps de l’actuel comme on le dit fréquemment. Si on le rattache à une situation actuelle, c’est parce qu’il renvoie de façon privilégiée au moment de l’énonciation : “ [...] le nunc de l’énonciateur imprègne, colore tout l’énoncé ” 574 . Ce tiroir verbal peut en fait situer un procès dans n’importe laquelle des trois époques, le passé, le présent et le futur. Cette condition de Protée de la conjugaison s’explique par l’absence de morphème spécifique de présent : “ [...] dans une forme de présent, aucun élément signifiant ne peut être isolé, qui serait porteur du sème “actuel” [...] si le passé et le futur sont formellement signalés, l’actuel ne trouve dans le verbe au présent aucun appui. Le présent est rigoureusement étranger à la notion d’actuel, et en général à toute notion d’époque. [...] le présent est, au plan temporel, une forme non-déictique du verbe, puisqu’il ne réfère à aucune des époques que délimite la déixis temporelle ” 575 . Dépourvu de morphème temporel, il n’aurait donc pas de valeur chronologique nettement actuelle et pourrait donc, selon les contextes, situer un procès dans l’une des trois époques.

Notes
573.

“ Le Village vertical ”, Le Nu perdu, O. C., pp. 433-434.

574.

Guy Serbat, “ Le prétendu “présent” de l’indicatif : une forme non déictique du verbe ”, L’Information grammaticale n°38, juin 1988, p. 34.

575.

Ibid., pp. 33-34.