L’opposition temporelle essentielle que le présent peut marquer n’est toutefois pas chronologique dans “ Le Village vertical ”, elle ne se situe pas entre les trois époques, ou plutôt entre le présent d’une part, et le passé et le futur d’autre part. Il est significatif qu’elle soit donnée, non par le temps expliqué 576 , mais par le temps impliqué des procès. “ Guettons ” et “ attendons ” sont sur le même plan temporel : leur signification, très proche, est précisément d’ordre temporel, mais c’est surtout leur aspect lexical imperfectif qui, associé au présent de l’indicatif, leur donne un effet de sens duratif. Conjugués à la même personne, ils renvoient à une situation particulière que l’analogie avec les loups permet de représenter. Cette dernière est en fait l’évocation concrète d’une situation précise. En revanche, l’emploi de “ les Choses arrivent ” est en totale opposition aspectuelle avec ces deux premiers verbes. Comme arriver est un verbe sémantiquement perfectif, l’effet de sens produit par son emploi au présent est singulatif, ce que confirme l’indicateur de temps “ soudainement ”. Le sujet grammatical “ les Choses ” est sans rapport explicite avec la situation d’énonciation, si ce n’est que le substantif chose, sémantiquement vide, peut prendre une valeur générale et impliquer tout fait particulier. La principale “ nous savons ” subordonne ainsi la généralité à la situation évoquée. La quatrième strophe présente donc une vérité, préparée par le verbe introducteur de connaissance savoir et le thème pluriel indéfini “ les Choses ”, affecté de façon démarcative d’une majuscule qui lui enlève son caractère souvent anodin. Elle vient justifier la scène initiale des loups, en conceptualisant leur attitude d’attente.
Le contraste aspectuel établi entre les deux types de procès évoqués est lié de façon paradoxale à l’opposition entre la valeur particulière et la valeur générale des énoncés. Il en inverse les pôles que l’on associerait naturellement : l’énoncé duratif des premières strophes exprime une situation particulière tandis que l’énoncé singulatif de la quatrième strophe est généralisant. La généralité ne se conçoit donc pas forcément comme l’addition des trois époques, comme la durée totale du temps. A l’inverse, l’expression d’une durée n’implique pas nécessairement une généralité. La dernière strophe, à l’imparfait, a pour effet de relativiser la perception de la durée, qui n’est parfois qu’un masque de vérité sous une permanence temporelle. Cette dernière strophe énigmatique opère une distanciation finale, grâce à la valeur de rupture de l’imparfait 577 : elle crée un effet de relief temporel qui, en élargissant vers le passé le temps de l’énoncé, réduit l’importance de la durée présente : elle dissout l’actualité, représentée dans les premières strophes, dans un passé rapidement éloigné de l’énonciation par l’emploi du passé simple dans la dernière strophe.
La véritable opposition temporelle n’est donc ni chronologique, ni aspectuelle, même si ces distinctions concourent souvent, notamment pour ce qui est de l’aspect, à définir la dynamique du présent charien. Elle s’établit entre les dimensions particularisante et généralisante des énoncés qui ne dépendent pas directement et uniquement des valeurs du présent de l’indicatif. Ce n’est pas le tiroir du présent qui définit l’actualité particulière ou générale d’un énoncé, mais le contexte.
L’opposition entre temps expliqué et temps impliqué correspond, dans le vocabulaire de Gustave Guillaume, à l’opposition entre le temps et l’aspect. Le premier, également appelé temps d’univers, ne dépend pas du procès représenté par le verbe, tandis que le second, le temps d’événement, est intérieur au procès puisqu’il correspond au temps que ce procès suppose pour arriver à sa réalisation.
Sur cet imparfait de “ rupture ” ou imparfait “ dynamique ”, voir Jean-Paul Confais, Temps, mode, aspect,, 1995. Le rôle de cet imparfait consiste à “ décrocher le procès de la série consécutive et à le voir pour lui-même, “de l’intérieur”, dans son déroulement [...] il équivaut presque à un “présent dans le passé” [...] ” (p. 220).