2. Du particulier au général

La progression temporelle est une caractéristique majeure de nombreux poèmes, et son orientation privilégiée est celle qui va du particulier au général, avec des variantes fréquentes mais sans véritable conséquence sur l’ordre temporel.

Dans “ La Fauvette des roseaux ”, le second paragraphe conserve le mode narratif du premier, mais il formule ce qui est l’essence de l’oiseau, sa liberté :

‘L’arbre le plus exposé à l’œil du fusil n’est pas un arbre pour son aile. La remuante est prévenue : elle se fera muette en le traversant. La perche de saule happée est à l’instant cédée par l’ongle de la fugitive. Mais dans la touffe de roseaux où elle amerrit, quelles cavatines ! C’est ici qu’elle chante. Le monde entier le sait ;
Eté, rivière, espaces, amants dissimulés, toute une lune d’eau, la fauvette répète : “ Libre, libre, libre, libre... ” 583

C’est de nouveau la récurrence d’un procès qui garantit sa portée générale : la durée impliquée par “ toute une lune d’eau ”, l’expression lexicale de la récurrence avec le verbe répéter, et la série non close des adjectifs “ libres ” juxtaposés assurent l’extension temporelle de l’énoncé. Le présent final, dans une séquence brève, peut aussi dépasser la diégèse et constituer une forme d’élargissement. Dans “ Réception d’Orion ”, le dernier vers reste également narratif mais à un autre niveau :

‘Qui cherchez-vous brunes abeilles
Dans la lavande qui s’éveille ?
Passe votre roi serviteur.
Il est aveugle et s’éparpille.
Chasseur il fuit
Les fleurs qui le poursuivent.
Il tend son arc et chaque bête brille.
Haute est sa nuit ; flèches risquez vos chances.

Un météore humain a la terre pour miel. 584

Le dernier vers formule en fait un jugement sur les vers précédents. En les résumant, il constitue toutefois une forme de distanciation par rapport au récit.

Si les nuances sont nombreuses avant qu’on n’atteigne le stade d’une vérité ou d’une loi, le décrochement temporel réalise parfois une généralisation plus nette en passant par une conceptualisation. Relevant du bestiaire sauvage comme “ Le Village vertical ” avec lequel il partage également la même structure temporelle, le poème “ La Bête innommable ” renforce le mouvement de généralisation en s’achevant sur une métonymie d’abstraction :

‘La Bête innommable ferme la marche du gracieux troupeau, comme un cyclope bouffe.
Huit quolibets font sa parure, divisent sa folie.
La Bête rote dévotement dans l’air rustique.
Ses flancs bourrés et tombants sont douloureux, vont se vider de leur grossesse.
De son sabot à ses vaines défenses, elle est enveloppée de fétidité.

Ainsi m’apparaît dans la frise de Lascaux, mère fantastiquement déguisée,
La Sagesse aux yeux pleins de larmes. 585

La première strophe est une séquence figurative, qui repose uniquement sur la troisième personne du singulier. Elle évoque une scène particulière, celle d’une représentation d’un mur de Lascaux. Une seconde strophe, très brève, opère un retour au niveau énonciatif. Le locuteur apparaît et décode la première séquence comme étant véritablement une représentation, celle d’une abstraction, la sagesse, qui, nantie d’une majuscule personnifiante, est une métonymie d’abstraction. Le temps employé reste le présent de l’indicatif, mais sa valeur s’est modifiée. S’appuyant sur le décrochement énonciatif de la seconde strophe, le présent est devenu généralisant : l’identification de la bête à la sagesse passe par une relation de co-référence avec le groupe nominal auquel cette dernière est apposée, “ mère fantastiquement déguisée ”, qui est un autre nom de la bête décrite dans la première strophe. Le poème manifeste donc bien une évolution temporelle dans l’emploi du présent lui-même, qui permet de formuler à la fois une réalité et le principe qu’elle incarne.

La conceptualisation est encore plus poussée dans le dernier paragraphe très bref de “ L’Inoffensif ”, où le processus de généralisation temporelle s’appuie sur l’emploi de “ l’homme ” :

‘Je pleure quand le soleil se couche parce qu’il te dérobe à ma vue et parce que je ne sais pas m’accorder avec ses rivaux nocturnes. Bien qu’il soit au bas et maintenant sans fièvre, impossible d’aller contre son déclin, de suspendre son effeuillaison, d’arracher quelque envie encore à sa lueur moribonde. Son départ te fond dans son obscurité comme le limon du lit se délaye dans l’eau du torrent par-delà l’éboulis des berges détruites. Dureté et mollesse au ressort différent ont alors des effets semblables. Je cesse de recevoir l’hymne de ta parole ; soudain tu n’apparais plus entière à mon côté ; ce n’est pas le fuseau nerveux de ton poignet que tient ma main mais la branche creuse d’un quelconque arbre mort et déjà débité. On ne met plus un nom à rien, qu’au frisson. Il fait nuit. Les artifices qui s’allument me trouvent aveugle.
Je n’ai pleuré en vérité qu’une seule fois. Le soleil en disparaissant avait coupé ton visage. Ta tête avait roulé dans la fosse du ciel et je ne croyais plus au lendemain.
Lequel est l’homme du matin et lequel celui des ténèbres ? 586

L’avant-dernier paragraphe présente des variantes très intéressantes par rapport à l’emploi du présent. Le passé composé de pleurer met tout d’abord les procès du premier paragraphe à distance du moment de l’énonciation. Puis l’emploi du plus-que-parfait et de l’imparfait place ces procès dans le passé : on retrouve la valeur de l’imparfait de rupture ou de perspective qui apparaît souvent à la fin d’un récit, mais elle a été préparée dans ce poème par une première mise à distance opérée par le passé composé. Sorte de “ point d’orgue grammatical ” 587 , l’imparfait qui clôt l’avant-dernier paragraphe permet d’autant mieux de faire reculer le récit initial dans le passé qu’il devient un repère par rapport auquel les procès restitués au plus-que-parfait sont antérieurs. Il place ainsi dans un passé encore plus éloigné ce qui constituait initialement l’actualité du récit. En mettant le récit à distance 588 , cet imparfait prépare le saut vers un dernier paragraphe généralisant qui se présente comme une énigme ontologique prenant la forme d’une construction attributive.

L’orientation du poème, de l’emploi particulier à l’emploi généralisant du présent, contribue à la dynamique de l’abstraction. Elle est visible dans la structure même du poème qui non seulement ordonne les paragraphes, mais les organise en masses décroissantes : les énoncés généralisants sont en général beaucoup plus brefs. Par rapport à ces constantes très visibles 589 , certains poèmes se développent de façon plus originale, autant dans l’orientation de la progression, comme dans “ Scène de Moustiers ”, que dans la netteté de cette progression qui peut s’avérer plus diffuse, ou encore dans l’ampleur des paragraphes : dans “ Sa Main froide ” 590 , le paragraphe généralisant placé en seconde position est plus ample que le premier qui reste d’ordre narratif. Deux autres formes de structuration temporelle paraissent en outre significatives dans l’œuvre.

Notes
583.

“ La Fauvette des roseaux ”, La Parole en archipel, O. C., p. 388.

584.

“ Réception d’Orion ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 521.

585.

“ La Bête innommable ”, La Parole en archipel, O. C., p. 352.

586.

“ L’Inoffensif ”, La Parole en archipel, O. C., p. 362.

587.

Paul Imbs, L’emploi des temps verbaux en français moderne, 1960, p. 93.

588.

Avec cet imparfait, l’action est “ volontairement sortie de la trame événementielle et, perdant son caractère délimité d’événement factuel ou de fait historique, elle est en quelque sorte figée hors du temps de l’histoire [...] ” (Christian Touratier, op. cit., p. 119).

589.

L’orientation des emplois du présent et la taille correspondante des paragraphes ou des strophes est évidente dans des poèmes tels que “ Le mortel Partenaire ” (La Parole en archipel, O. C., p. 363), “ Front de la Rose ” (La Parole en archipel, O. C., p.364), “ Le Deuil des Névons ” (La Parole en archipel, O. C., p. 389), “ Yvonne ” (Le Nu perdu, O. C., p. 430), “ Souche ” (Chants de la Balandrane, O. C., p. 534) et “ Le Noeud noir ” (Chants de la Balandrane, O. C., p. 565).

590.

“ Sa main froide ”, La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 504.