3. L’alternance

La très vaste “ Lettera amorosa ” 591 est fondée sur une alternance entre les temporalités particulière et générale du présent de l’indicatif.

La temporalité de l’histoire d’amour évoquée est particularisante. Elle obéit à une chronologie allant de l’automne au printemps : “ l’automne ” (§ 9) est marqué par les couleurs naturelles, le vent, le froid et les premiers “ flocon[s] ” ( § 12) ; “ l’hiver ” (§ 19) est encore la saison du vent, mais aussi celle du feu dans la cheminée (§ 21), de la chasse (§ 22), du “ sol glacé ” (§ 31) ; le “ printemps ” (§ 37) est préparé par l’évocation de la “ pariade ” (§ 24), c’est le temps où les hommes “ règlent le feu de la moisson ” à venir (§ 40). Si l’été semble absent, c’est parce que les saisons ont une valeur symbolique : la “ Lettera amorosa ” relate un hiver sentimental, un “ hivernage de la pensée ” (§ 35). Le poème est un temps d’épreuve dont le locuteur sort guéri grâce à l’iris, femme-fleur par excellence, qui “ étein[t] des plaies sur lesquelles le temps n’a pas d’action ” et qui “ accompagn[e] le retour du jour ”. La belle saison peut revenir.

Le poème comporte des paragraphes où le présent de l’indicatif prend une valeur nettement actuelle, en relation avec un contexte particularisant :

‘... Je n’ai plus de fièvre ce matin. Ma tête est de nouveau claire et vacante, posée comme un rocher sur un verger à ton image. Le vent qui soufflait du Nord hier, fait tressaillir par endroits le flanc meurtri des arbres. (§ 1)

Je sens que ce pays te dois une émotivité moins défiante et des yeux autres que ceux à travers lesquels il considérait toutes choses auparavant. Tu es partie mais tu demeures dans l’inflexion des circonstances, puisque lui et moi avons mal. Pour te rassurer dans ma pensée, j’ai rompu avec les visiteurs éventuels, avec les besognes et la contradiction. Je me repose comme tu assures que je dois le faire. Je vais souvent à la montagne dormir. C’est alors qu’avec l’aide d’une nature à présent favorable, je m’évade des échardes enfoncées dans ma chair, vieux accidents, âpres tournois. (§ 2)

L’automne ! Le parc compte ses arbres bien distincts. Celui-ci est roux traditionnellement ; cet autre, fermant le chemin, est une bouillie d’épines. Le rouge-gorge est arrivé, le gentil luthier des campagnes. Les gouttes de son chant s’égrainent sur le carreau de la fenêtre. Dans l’herbe de la pelouse grelottent de magique assassinats d’insectes. Ecoute, mais n’entends pas. (§ 9)

Je viens de rentrer. J’ai longtemps marché. Tu es la Continuelle. Je fais du feu. Je m’assois dans le fauteuil de panacée. Dans les plis des flammes barbares, ma fatigue escalade à son tour. Métamorphose bienveillante alternant avec la funeste. (§ 21)

Dehors le jour indolore se traîne, que les verges des saules renoncent à fustiger. Plus haut, il y a la mesure de la futaie que l’aboie des chiens et le cri des chasseurs déchirent. (§ 22)

J’entrouvre la porte de notre chambre. Y dorment nos jeux. Placés par ta main même. Blasons durcis, ce matin, comme du miel de cerisier. (§ 29)

Je ne confonds pas la solitude avec la lyre du désert. Le nuage cette nuit qui cerne ton oreille n’est pas de neige endormante, mais d’embruns enlevés au printemps. (§ 37)

Plusieurs indices de temps émaillent les paragraphes : “ ce matin ” et “ cette nuit ” renvoient à une date, celle de l’énonciation, tandis que “ souvent ” établit une fréquence. Les indicateurs spatiaux contribuent à la particularisation des scènes successives : “ dehors ” ou “ celui-ci ” ébauchent un espace par rapport au locuteur. Les déictiques sont ainsi déterminants en contexte. Ce sont eux qui donnent pour instruction de considérer le présent dans sa valeur actuelle.
En revanche, le contexte d’autres paragraphes ne donne pas le même type d’instructions. La seconde temporalité à envisager n’est pas chronologique. C’est celle de la profondeur des événements, de leur résonance hors de la circonstance qui les fait naître :

‘Absent partout où l’on fête un absent. (§ 15)

Qui n’a pas rêvé, en flânant sur le boulevard des villes, d’un monde qui, au lieu de commencer avec la parole, débuterait avec les intentions ? (§ 18)

Celui qui veille au sommet du plaisir est l’égal du soleil comme de la nuit. Celui qui veille n’a pas d’ailes, il ne poursuit pas. (§ 28)

Ce n’est pas simple de rester hissé sur la vague du courage quand on suit du regard quelque oiseau volant au déclin du jour. (§ 36)

La formulation de ces fragments tend à l’expression d’une vérité. Le présent s’appuie sur des relatives périphrastiques, des formes pronominales et verbales impersonnelles. Le quinzième fragment tend même à l’intemporalité puisque la forme verbale n’apparaît que dans la relative, c’est-à-dire dans un constituant subordonné au temps de la principale. Or cette principale se résume à un seul mot qui a valeur de rhème.

Cette alternance entre une temporalité particulière et une temporalité généralisante produit des échos entre les énoncés et permet de faire d’une circonstance précise le révélateur d’une vérité de l’amour. Entrelacer des présents particuliers avec des propos plus généraux crée une dynamique susceptible de faire apparaître l’essence d’un événement à partir de fragments de cet événement. René Char était conscient que son poème devait dépasser l’événement : il a d’ailleurs modifié certains fragments par rapport à la première édition car ils étaient trop circonstantiels, temporellement trop marqués. Georges Nonnenmacher a mis le doigt sur l’intérêt de certaines suppressions, qui n’avaient pas encore été effectuées dans l’édition de la “ Lettera amorosa ” de 1953.

‘Hier, après déjeuner j’ai dû faire le contraire d’une sieste d’une heure chez le dentiste. Il avait subitement décidé de m’extraire une dent. Je me suis résigné à cette urgence. Aujourd’hui le tocsin dans la bouche, la joue sur l’oreiller, je songe, ô sémillante, à la très placide mâchoire des morts.

On trousse dans le chalet voisin sur le mode du canard qui aurait avalé le glaçon de la mare. A l’entre-deux saisons, chacun est assailli par son adversaire. Canard ou non.
Je vais parfois le soir aux lilas. Je m’assois tantôt à une table, tantôt à une autre. Tables où personne ne consomme excepté moi. Je fais, mon abeille, ce que tu suggérais.

Ces fragments présentent des instructions sans doute trop limitatives : “ Ce qui caractérise ces textes c’est la mise en relief de la fonction référentielle qui, souvent, frise le prosaïsme [...] Le poète restitue avec précision les circonstances vécues, les anecdotes. Nous nous tenons au plus près d’une lettre, mais trop loin du poème. Les textes de LPA [La Parole en archipel] ne sont jamais détendus : ces textes auraient rompus avec ce que la quête poétique de Char peut avoir d’essentiel donc d’universel. Nous sommes ici plus proches du roman que du poème. La suppression de ces textes, en diminuant la part de référence vécue (qu’elle soit de l’ordre de l’événement vécu ou de l’émotion du poète) donc du quotidien, élargit et ouvre la signifiance du poème ” 592 . Dans l’édition des oeuvres complètes, les deux tendances ne sont trop marquées ni dans le sens généralisant, ni dans celui du circonstanciel. L’alternance produit une fusion de l’ensemble, où le particulier sert le général et inversement, les deux se nourrissant l’un de l’autre selon un phénomène de résonance réciproque perpétuelle.

Le principe d’alternance entre un présent actuel et un présent de vérité est généralement visible dans les poèmes fragmentés, dont l’unité est cependant plus ou moins grande. “ La Montée de la nuit ” 593 , dont l’unité est assez nette, et “ Excursion au village ” 594 , qui apparaît davantage comme un regroupement d’aphorismes, illustrent le principe d’alternance, même s’il est moins visible : ce sont des indicateurs temporels comme “ le matin ” ou “ aujourd’hui ”, dans “ La Montée de la nuit ”, qui suscitent respectivement une interprétation généralisante ou particularisante.

Notes
591.

“ Lettera amorosa ”, La Parole en archipel, O. C., pp. 341-347. Nous donnons le numéro du paragraphe cité entre parenthèses, numéro que nous avons attribué et qui ne figure pas dans l’édition.

592.

Georges Nonnenmacher, Texte et acte poétiques. Une lecture de La Parole en archipel de René Char, Thèse de 3ème cycle, Lyon II, juin 1977. Selon Serge Piaton, les suppressions effectuées par René Char dans la “ Lettera amorosa ” sont la conséquence d’une polémique engagée avec Etiemble sur Rimbaud (Voir Serge Piaton, “ Réécriture et brièveté : un aspect du travail de la forme chez René Char ”, Champs du Signe n°8, 1998, pp. 208-210). Les suppressions effectuées par le poète iraient dans le sens d’une universalisation, mais également dans celui d’une recherche de l’énigme.

593.

“ La Montée de la nuit ”, La Parole en archipel, O. C., p. 405.

594.

“ Excursion au village ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 514.