La très vaste “ Lettera amorosa ” 591 est fondée sur une alternance entre les temporalités particulière et générale du présent de l’indicatif.
La temporalité de l’histoire d’amour évoquée est particularisante. Elle obéit à une chronologie allant de l’automne au printemps : “ l’automne ” (§ 9) est marqué par les couleurs naturelles, le vent, le froid et les premiers “ flocon[s] ” ( § 12) ; “ l’hiver ” (§ 19) est encore la saison du vent, mais aussi celle du feu dans la cheminée (§ 21), de la chasse (§ 22), du “ sol glacé ” (§ 31) ; le “ printemps ” (§ 37) est préparé par l’évocation de la “ pariade ” (§ 24), c’est le temps où les hommes “ règlent le feu de la moisson ” à venir (§ 40). Si l’été semble absent, c’est parce que les saisons ont une valeur symbolique : la “ Lettera amorosa ” relate un hiver sentimental, un “ hivernage de la pensée ” (§ 35). Le poème est un temps d’épreuve dont le locuteur sort guéri grâce à l’iris, femme-fleur par excellence, qui “ étein[t] des plaies sur lesquelles le temps n’a pas d’action ” et qui “ accompagn[e] le retour du jour ”. La belle saison peut revenir.
Le poème comporte des paragraphes où le présent de l’indicatif prend une valeur nettement actuelle, en relation avec un contexte particularisant :
‘... Je n’ai plus de fièvre ce matin. Ma tête est de nouveau claire et vacante, posée comme un rocher sur un verger à ton image. Le vent qui soufflait du Nord hier, fait tressaillir par endroits le flanc meurtri des arbres. (§ 1)Plusieurs indices de temps émaillent les paragraphes : “ ce matin ” et “ cette nuit ” renvoient à une date, celle de l’énonciation, tandis que “ souvent ” établit une fréquence. Les indicateurs spatiaux contribuent à la particularisation des scènes successives : “ dehors ” ou “ celui-ci ” ébauchent un espace par rapport au locuteur. Les déictiques sont ainsi déterminants en contexte. Ce sont eux qui donnent pour instruction de considérer le présent dans sa valeur actuelle.
En revanche, le contexte d’autres paragraphes ne donne pas le même type d’instructions. La seconde temporalité à envisager n’est pas chronologique. C’est celle de la profondeur des événements, de leur résonance hors de la circonstance qui les fait naître :
La formulation de ces fragments tend à l’expression d’une vérité. Le présent s’appuie sur des relatives périphrastiques, des formes pronominales et verbales impersonnelles. Le quinzième fragment tend même à l’intemporalité puisque la forme verbale n’apparaît que dans la relative, c’est-à-dire dans un constituant subordonné au temps de la principale. Or cette principale se résume à un seul mot qui a valeur de rhème.
Cette alternance entre une temporalité particulière et une temporalité généralisante produit des échos entre les énoncés et permet de faire d’une circonstance précise le révélateur d’une vérité de l’amour. Entrelacer des présents particuliers avec des propos plus généraux crée une dynamique susceptible de faire apparaître l’essence d’un événement à partir de fragments de cet événement. René Char était conscient que son poème devait dépasser l’événement : il a d’ailleurs modifié certains fragments par rapport à la première édition car ils étaient trop circonstantiels, temporellement trop marqués. Georges Nonnenmacher a mis le doigt sur l’intérêt de certaines suppressions, qui n’avaient pas encore été effectuées dans l’édition de la “ Lettera amorosa ” de 1953.
‘Hier, après déjeuner j’ai dû faire le contraire d’une sieste d’une heure chez le dentiste. Il avait subitement décidé de m’extraire une dent. Je me suis résigné à cette urgence. Aujourd’hui le tocsin dans la bouche, la joue sur l’oreiller, je songe, ô sémillante, à la très placide mâchoire des morts.Ces fragments présentent des instructions sans doute trop limitatives : “ Ce qui caractérise ces textes c’est la mise en relief de la fonction référentielle qui, souvent, frise le prosaïsme [...] Le poète restitue avec précision les circonstances vécues, les anecdotes. Nous nous tenons au plus près d’une lettre, mais trop loin du poème. Les textes de LPA [La Parole en archipel] ne sont jamais détendus : ces textes auraient rompus avec ce que la quête poétique de Char peut avoir d’essentiel donc d’universel. Nous sommes ici plus proches du roman que du poème. La suppression de ces textes, en diminuant la part de référence vécue (qu’elle soit de l’ordre de l’événement vécu ou de l’émotion du poète) donc du quotidien, élargit et ouvre la signifiance du poème ” 592 . Dans l’édition des oeuvres complètes, les deux tendances ne sont trop marquées ni dans le sens généralisant, ni dans celui du circonstanciel. L’alternance produit une fusion de l’ensemble, où le particulier sert le général et inversement, les deux se nourrissant l’un de l’autre selon un phénomène de résonance réciproque perpétuelle.
Le principe d’alternance entre un présent actuel et un présent de vérité est généralement visible dans les poèmes fragmentés, dont l’unité est cependant plus ou moins grande. “ La Montée de la nuit ” 593 , dont l’unité est assez nette, et “ Excursion au village ” 594 , qui apparaît davantage comme un regroupement d’aphorismes, illustrent le principe d’alternance, même s’il est moins visible : ce sont des indicateurs temporels comme “ le matin ” ou “ aujourd’hui ”, dans “ La Montée de la nuit ”, qui suscitent respectivement une interprétation généralisante ou particularisante.
“ Lettera amorosa ”, La Parole en archipel, O. C., pp. 341-347. Nous donnons le numéro du paragraphe cité entre parenthèses, numéro que nous avons attribué et qui ne figure pas dans l’édition.
Georges Nonnenmacher, Texte et acte poétiques. Une lecture de La Parole en archipel de René Char, Thèse de 3ème cycle, Lyon II, juin 1977. Selon Serge Piaton, les suppressions effectuées par René Char dans la “ Lettera amorosa ” sont la conséquence d’une polémique engagée avec Etiemble sur Rimbaud (Voir Serge Piaton, “ Réécriture et brièveté : un aspect du travail de la forme chez René Char ”, Champs du Signe n°8, 1998, pp. 208-210). Les suppressions effectuées par le poète iraient dans le sens d’une universalisation, mais également dans celui d’une recherche de l’énigme.
“ La Montée de la nuit ”, La Parole en archipel, O. C., p. 405.
“ Excursion au village ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 514.