4. La boucle

Le schéma d’emploi du présent actuel et du présent de vérité peut être plus complexe. Quelques poèmes privilégient le retour final au présent sur lequel ils commencent, construisant ainsi une structure temporelle en boucle.

Le paragraphe central de la “ Dédicace ” qui précède la “ Lettera amorosa ” fonctionne ainsi :

‘Je te chéris. Tôt dépourvu serait l’ambitieux qui resterait incroyant en la femme, tel le frelon aux prises avec son habileté de moins en moins spacieuse. Je te chéris cependant que dérive la lourde pinasse de la mort. 595

Les deux phrases extrêmes se répondent par delà un énoncé central généralisant, fondé non pas sur le présent de l’indicatif mais sur le conditionnel, et sur des actants singulier présentés comme des universels, “ l’ambitieux ” et “ la femme ”. La relation amoureuse évoquée au début et reprise à la fin est particularisée par l’emploi des personnes de l’interlocution et par la saisie du procès dans son déroulement, puisque chérir est sémantiquement imperfectif, effet renforcé par l’apparition du verbe dériver qui présente le même aspect. D’une scène particulière à sa répétition, le paragraphe fait le détour par un énoncé de vérité.

Le poème “ Sortie ” travaille encore plus cette reprise en la modifiant :

‘Ineffable rigueur
Qui maintint nos vergers,
Dors mais éveille-moi.

C’était, ce sera
La lune de silex,
Un quartier battant l’autre,
Tels les amants unis
Que nous répercutons
En mille éclats distants.

Qui supporte le mal
Sous ses formes heureuses ?
Fin de règne :
Levée des jeunesses.

Ineffable rigueur
Qui maintint nos vergers,
Tout offrir c’est jaillir de toi. 596

Le léger décalage effectué par la dernière strophe par rapport à la première permet de mesurer l’évolution du poème. Les deux strophes extrêmes sont généralisantes. Elles en encadrent deux autres qui évoquent une situation érotique : outre “ amants ”, “ silex ” et “ éclats ” relèvent du vocabulaire charien de la relation amoureuse. Cette dernière se caractérise par la rencontre de contraires, “ le mal ” et ses “ formes heureuses ”, la “ fin ” et la “ levée ”, “ c’était ” et “ ce sera ”. La seconde strophe généralisante, qui est aussi la dernière du poème, reprend la leçon de l’amour posée dans la première, mais le vers final est modifié dans une formulation plus intense : à partir du paradoxe constitué par l’opposition des procès dormir et éveiller, renforcée par une opposition d’actants entre l’allocutaire et le locuteur, le dernier vers remplace la contradiction par l’intensification de l’un des deux pôles. La dynamique de l’opposition lexicale entre “ dors ” et “ éveille ” se concentre sur un seul lexème, “ jaillir ”, qui reprend lui-même “ offrir ”, en le prolongeant phonétiquement par l’écho de sa désinence. L’intensification repose également sur la présence du pronom totalisant “ tout ”. Le décalage entre le début et la fin du poème ne repose donc pas sur une radicalisation des oppositions mais sur son dépassement, sur la “ sortie ” du contraste par la reformulation totalisante et intensifiante de l’un de ses pôles 597 .

Ce type de reprise, qui crée en fait un écho entre le début et la fin du poème, est très fréquent dans Fureur et Mystère, mais plus rare après La Parole en archipel. La progression du texte se réalise différemment, et le poème conceptualise davantage ce qu’il dit souvent dans un premier temps de façon narrativo-descriptive. “ Rémanence ” témoigne bien de ce mouvement du poème qui reprend le même événement, mais à des niveaux de traitement poétique différents :

‘De quoi souffres-tu ? Comme si s’éveillait dans la maison sans bruit l’ascendant d’un visage qu’un aigre miroir semblait avoir figé. Comme si, la haute lampe et son éclat abaissés sur une assiette aveugle, tu soulevais vers ta gorge serrée la table ancienne avec ses fruits. Comme si tu revivais tes fugues dans la vapeur du matin à la rencontre de la révolte tant chérie, elle qui sut, mieux que toute tendresse, te secourir et t’élever. Comme si tu condamnais, tandis que ton amour dort, le portail souverain et le chemin qui y conduit.
De quoi souffres-tu ?
De l’irréel intact dans le réel dévasté. De leurs détours aventureux cerclés d’appels et de sang. De ce qui fut choisi et ne fut pas touché, de la rive du bond au rivage gagné, du présent irréfléchi qui disparaît. D’une étoile qui s’est, la folle, rapprochée et qui va mourir avant moi. 598

Le premier paragraphe se situe au niveau du récit d’une circonstance. La seconde séquence, après avoir repris l’interrogation initiale, formule différemment le contenu du premier paragraphe, en explicitant la souffrance par des concepts comme l’irréel et le réel.

L’écho constitue formellement une sorte d’encadrement du poème. Correspondant souvent à un changement de niveau énonciatif, il permet de mettre en relief différentes séquences dans le poème, dans sa progression même. La mise en boucle nous paraît intéressante car elle rend visible ce que le poème réalise souvent différemment. Si les différentes parties d’un poème de René Char reflètent une progression, cette progression se nourrit des éléments précédents et se fonde le plus souvent sur une différenciation temporelle.

Notes
595.

“ Dédicace ”, La parole en archipel, O. C., p. 341.

596.

“ Sortie ”, Le Nu perdu, O. C., p. 452.

597.

“ Le Raccourci ” (Chants de la Balandrane, O. C., pp. 556-557) présente le même schéma de reprise de la première strophe, avec une variation finale :

Tourterelle qui frissonnes
Par le travers des arbres,
Ton chant fronce les halliers
Où nous nous dénudons.
[...]
Tourterelle qui frissonnes
Par le travers des arbres,
Ton chant fronce les halliers
Qui vont se dénudant.

La répétition ne clôt pas le poème sur lui-même, le léger décalage lui laisse une respiration, une ouverture.

598.

“ Rémanence ”, Le Nu perdu, O. C., p. 457.