D. L’ambiguïté du contexte : tension et superposition des valeurs

‘[...]
La terre qui reçoit la graine est triste. La graine qui va tant risquer est heureuse.
[...]
J’admire les mains qui emplissent, et, pour apparier, pour joindre, le doigt qui refuse le dé.
[...]
Bienfaisance des hommes certains matins stridents. Dans le fourmillement de l’air en délire, je monte, je m’enferme, insecte indévoré, suivi et poursuivant.

Face à ces eaux, de formes dures, où passent en bouquets éclatés toutes les fleurs de la montagne verte, les Heures épousent des dieux. 599
[...]

Avec les aphorismes, comme ceux de “ la Bibliothèque est en feu ”, l’interprétation particularisante ou généralisante du présent de l’indicatif est souvent rendue incertaine en vertu du principe qui les rend possibles : le contexte. En effet, si c’est le contexte qui décide d’une lecture du présent en l’appuyant sur diverses informations qu’il donne, cette lecture est rendue d’autant plus difficile que le contexte se réduit, comme c’est précisément le cas dans les aphorismes. Dans les deux derniers fragments cités, un indice oriente à chaque fois l’interprétation : dans le troisième, l’indicateur temporel “ certains matins ” donne à l’énoncé une résonance générale, fondée sur son caractère itératif ; dans le quatrième, le déterminant démonstratif, par sa valeur déictique, désigne un espace qui est le cadre d’un événement. Mais en l’absence de tels indices décisifs, la lecture de l’énoncé donne prise aussi bien à une lecture particularisante qu’à une lecture généralisante. C’est le cas des deux premiers fragments cités :

‘La terre qui reçoit la graine est triste. La graine qui va tant risquer est heureuse.

J’admire les doigts qui emplissent, et, pour apparier, pour joindre, le doigt qui refuse le dé.

Les deux énoncés représentent la réalité, mais on ne peut décider s’il s’agit de la représentation particulière d’un événement singulier, ou d’une représentation à valeur générale, qui a peut-être un autre sens que sa signification littérale si elle est imagée.

Comme pour les valeurs particularisante et généralisante du déterminant défini, on retrouve une situation d’indétermination dans laquelle le contexte n’est pas décisif. En l’absence de toute instruction, c’est-à-dire d’indicateurs temporels qui orienteraient la lecture du présent, le procès peut être plus ou moins strictement concomitant avec le moment de l’énonciation. Qu’il s’agisse d’un verbe perfectif comme recevoir dans “ la terre qui reçoit la graine ”, ou d’un verbe imperfectif comme emplir dans “ les mains qui emplissent ”, on ne peut décider si la validité du procès est actuelle et que l’activité est effective au moment de l’énonciation, ou si elle est virtuelle à ce moment là et qu’elle renvoie à une habitude ou à une vérité.

Un contexte est ambigu s’il ne détermine ni l’une ou l’autre des deux interprétations du présent. La lecture d’un procès en contexte neutre est donc souvent une lecture “par défaut”, c’est-à-dire possible en l’absence d’instructions contraires. Une loi d’interprétation s’impose toutefois. Lorsque le contexte ne donne aucune instruction temporelle, c’est l’interprétation la plus large qui s’impose, tout en impliquant la possibilité d’une interprétation étroite selon Marc Wilmet : “ L’interprétation la plus étendue (le présent large implique le présent étroit alors que le présent étroit peut exclure le présent large) s’impose aussi longtemps que l’énoncé ne fournit pas une raison valable de l’abandonner ” 600 . En vertu de ce principe d’implication du particulier dans le général, on observe alors souvent un phénomène de superposition des valeurs, ou d’alternance rapide à la lecture, sans solution définitive. La lecture demeure en tension.

Si ce type d’interprétation du présent est fréquent dans les fragments en raison de leur brièveté, certains poèmes reflètent bien cette mise en tension temporelle. L’indécision est assez nette dans “ La Chambre dans l’espace ” :

‘Tel le chant du ramier quand l’averse est prochaine — l’air se poudre de pluie, de soleil revenant —, je m’éveille lavé, je fonds en m’élevant ; je vendange le ciel novice.

Allongé contre toi, je meus ta liberté. Je suis un bloc de terre qui réclame sa fleur.

Est-il gorge menuisée plus radieuse que la tienne ? Demander c’est mourir !

L’aile de ton soupir met un duvet aux feuilles. Le trait de mon amour ferme ton fruit, le boit.

Je suis dans la grâce de ton visage que mes ténèbres couvrent de joie.

Comme il est beau ton cri qui me donne ton silence ! 601

Vérité sans cesse actualisée de la relation érotique, qu’une expression comme “ Demander c’est mourir ! ” infléchit vers une lecture généralisante ; ou scène amoureuse unique et exceptionnelle dans son intensité, écrite pour son caractère précisément extra-ordinaire. Les deux lectures se rejoignent dans une tension indéfinie qui fait prédominer tout à tour soit l’une soit l’autre lecture, et qui fait ainsi de la première la vérité profonde de la seconde : c’est bien encore la réalité dans une circonstance précise qui révèle l’essence même d’une chose ou d’une situation, ici la relation érotique.

En limitant les données précises, René Char joue donc sur l’implication de ce que Marc Wilmet appelle le présent étroit dans le présent large. Par défaut d’instruction limitatives, le contexte incite à lire un présent dans sa valeur étendue. Or nous avons vu qu’un présent étendu implique un présent étroit. Supprimer les instructions limitatives favorise ainsi l’indétermination et la possibilités des deux lectures.

Ce n’est pas le présent en lui-même qui a une valeur actuelle ou généralisante, mais c’est le contexte qui donne des instructions sur la valeur à accorder à ce présent. C’est bien l’énoncé tout entier qu’il faut considérer. En contexte, la possibilité d’une interprétation large rend possible une interprétation restreinte : l’absence d’instructions temporelles favorise ainsi la coexistence des lectures. De plus, si on passe de l’actuel au général, ce sont deux grandes tendances, et il a des degrés intermédiaires. Ce passage, achevé ou non, reflète en tout cas la dynamique indispensable de la poétique charienne qui a pour corollaire le refus de toute stabilité, même dans les formes avec retour.

Si le poème quitte l’actualité d’une réalité, le présent visé dans sa valeur générale n’est pas un présent d’éternité mais un présent non-temporel. La valeur n’est pas dans l’éternité, dans une durée, mais dans la vérité. Henri Curat nous a mise sur la voie avec l’idée de “ vérités plus ou moins éternelles ” 602 . Il n’est pas intéressant que le procès soit éternel mais qu’il soit vrai. La preuve en est que ce présent tend souvent vers des modes non temporels comme l’impératif et l’infinitif, et vers les énoncés nominaux.

La vérité est n’est jamais acquise, elle reste toujours à découvrir. De même qu’on tend vers un présent à valeur générale, on ne fait que tendre, à travers lui, vers la vérité, qui est toujours en-avant. Elle est en effet

‘dans le mouvement même de toute poésie objective, toujours en chemin vers le point qui signe sa justification et clôt son existence, à l’écart, en avant du mot Dieu. 603
Notes
599.

“ La bibliothèque est en feu ”, La Parole en archipel, O. C., pp. 378-380.

600.

Marc Wilmet, op. cit., p. 344.

601.

“ La Chambre dans l’espace ”, La Parole en archipel, O. C., pp. 372-373.

602.

Henri Curat, Morphologie verbale et référence temporelle en français moderne, 1991, p. 144.

603.

“ Réponses interrogatives à une question de Martin Heidegger ”, Recherche de la base et du sommet, O. C., p. 734.