1. Une projection dans le temps

Le futur appartient au mode in esse 610 , qui réalise le temps en trois époques dont le présent est le pivot. Par rapport au point de référence qu’est le plus souvent le moment de l’énonciation, le futur exprime des procès postérieurs. Il faut franchir le présent, selon le sens étymologique du titre “ Transir ” qui est d’aller au-delà, trans-ire, pour faire advenir “ cette part jamais fixée, en nous sommeillante, d’où jaillira demain le multiple ” 611 . L’emploi du futur permet de faire entrer le possible dans l’actuel car, si on s’accorde pour dire que le futur situe un procès dans l’avenir, il indique plus précisément une projection qu’un temps précis, avec un fort degré de probabilité : “ Ce temps [...] ne situe pas tant dans l’avenir que dans ce qui est projeté. On lui attribuera donc le signifié de “projeté” ou [...] de “conjecturé” [...], en entendant par là que ce morphème indique expressément que le procès qu’il concerne est quelque chose d’envisagé ” 612 . Dans ses emplois dits temporels, la temporalité compte donc moins que la projection de l’action, le fait qu’elle est véritablement constituée comme en-avant. Un procès n’est pas considéré comme ce qui sera, mais comme ce qui est en-avant. La chronologie à venir compte d’ailleurs si peu dans la poésie de René Char qu’elle ne s’établit jamais dans des dates précises, elle est un au-delà absolu du présent :

‘L’homme de l’espace dont c’est le jour natal sera un milliard de fois moins lumineux et révélera un milliard de fois moins de choses cachées que l’homme granité, reclus et recouché de Lascaux, au dur membre débourbé de la mort. 613

La conquête spatiale, qui est un faux défi de l’homme moderne, un leurre de découvertes, n’est pas envisagée comme planifiée : la chronologie n’apparaît pas nécessaire, c’est le changement qui importe, et avant tout le moment qui le déclenche, “ le jour natal ”. La suite n’est qu’une actualisation fatale et trompeuse. Le dernier fragment de “ Contre une Maison sèche ” donne également une date non précise, qui ne signifie que l’en-avant :

‘Tout ce que nous accomplirons d’essentiel à partir d’aujourd’hui, nous l’accomplirons faute de mieux. [...] Qui, là ; parmi les menthes, est parvenu à naître dont toute chose, demain, se prévaudra ? 614

Si “ à partir d’aujourd’hui ” restitue parfaitement l’idée que l’avenir n’est pas considéré comme une date mais comme une perspective, “ demain ” ouvre un temps qui dépasse largement le jour suivant. Le futur charien est avant tout un temps du commencement 615  : c’est l’impulsion que crée une action qui commence, actuellement ou plus tard, qui compte. Il importe de déclencher un procès dont le déroulement s’avère plus intéressant que la datation. Le commencement permet d’actualiser le possible comme tel puisqu’on envisage pas sa fin.

La poésie, contrairement à la science, n’est pas une course éperdue et vaine dans la chronologie, mais la considération du futur comme possible, comme en-avant par rapport à un maintenant. L’en-avant poétique, “ Ma feuille vineuse ” le dit et le réalise pleinement :


Les mots savent de nous ce que nous ignorons d’eux. Un moment nous serons l’équipage de cette flotte composée d’unités rétives, et le temps d’un grain son amiral. Puis le large la reprendra, nous laissant à nos torrents limoneux et à nos barbelés givrés. 616

Le processus de la création se fait à partir des mots qui nous préexistent et nous maîtrisent. Ils ne se font dociles que le temps de l’étape poétique, puis ils se libèrent. La poésie est donc bien un possible, à partir des mots. L’aigle, l’une des figures du poète, se définit d’ailleurs par cette projection :

‘L’aigle est au futur 617 .

Si la projection est aussi indifférente à la chronologie, c’est qu’elle vise non pas la réalité dans ses formes visibles, mais ce réel des “ choses cachées ” découvertes par l’homme de Lascaux. Elle vise moins une progression temporelle qu’un approfondissement de l’épaisseur du monde dans un temps vécu.

Notes
610.

Selon Gustave Guillaume, le mode in esse est le mode qui représente effectivement le temps. Il l’organise autour d’une époque présente qui sépare le passé du futur. C’est l’indicatif qui exprime cette image du temps en français.

611.

“ Transir ”, La Parole en archipel, O. C., pp. 352-353.

612.

Christian Touratier, op. cit., p. 176.

613.

“ Aux riverains de la Sorgue ”, La Parole en archipel, O. C., p. 412.

614.

“ Contre une maison sèche ”, Le Nu perdu, O. C., p. 483.

615.

Sur le commencement, voir Roger Munier, “ Du commencement ” (L’Herne, pp. 76-91).

616.

“ Ma feuille vineuse ”, Chants de la Balandrane, O. C., p. 534.

617.

“ La bibliothèque est en feu ”, La Parole en archipel, O. C., pp. 377-378.