3. Des emplois non temporels ?

D’autres emplois du futur de l’indicatif, reconnus comme non temporels, montrent que ce n’est pas l’idée d’avenir qui prédomine mais bien celle de projection : dans ces emplois dits modaux, c’est la valeur notionnelle du procès qui compte, comme signifié projeté, voire supposé. Le morphème de futur “ a un signifié de “projeté, imaginé”, qui n’est pas en soi temporel, mais qui est seulement susceptible d’être appliqué au domaine temporel ” 620 . La projection vise non pas l’avenir, mais l’accomplissement du procès dans l’avenir. On est en avant de l’action dans la mesure où on veut la réaliser, où on la voit comme déjà en train de se réaliser. Ce n’est pas la chronologie pure qui intéresse le locuteur, mais le signifié du procès. Beaucoup ont voulu voir dans ces formulations un type d’expression prophétique. Mais l’en-avant charien n’a rien d’oraculaire 621 car il reste lié à des circonstances précises et à une énonciation particulière. Le futur n’est pas l’objet d’une prédiction, comme le dit le titre “ L’Avenir non prédit ” 622 . Mais il s’agit plutôt d’une tension perpétuelle de la poésie de Char vers ce qu’il reste à faire.

Lorsque le point de référence dans le temps n’est pas le présent, le futur indique souvent la postériorité par rapport à un énoncé qui peut être au présent de vérité générale ou à l’impératif. Le futur simple de l’indicatif prend alors une valeur chronologique qui se teinte souvent d’effets de sens logiques ou chronologiques, comme la succession de procès ou un enchaînement de cause à conséquence. “ Cérémonie murmurée ” commence comme un récit dans lequel les procès sont envisagés au passé :

‘Comme une communiante agenouillée tendant son cierge,
Le scorpion blanc a levé sa lance et touché au bon endroit.
Surprise lui prêta sa ruse et son jarret.
Bah ! le courant des eaux grossies passera sur ce naïf tableau.
Narcisses, boutons d’or s’effaceront au cœur du pré.
Le roi des aulnes se meurt. 623

Le quatrième vers opère une distanciation très nette qui se fonde en partie sur le changement de perspective temporelle : l’emploi du futur, en décrivant le devenir de la scène, relativise le drame qui s’y déroule et le fond dans une évolution naturelle. La relativisation se trouve ainsi motivée dans la situation elle-même : les cours d’eau grossissent périodiquement et inondent les prairies, les fleurs, “ narcisses ” et “ boutons d’or ” disparaissent nécessairement, si ce n’est dans l’inondation du pré, du moins par leur propre altération lorsqu’elles fanent. Le futur évoque ainsi un ordre naturel qui l’emporte sur des événements qui paraissent finalement mineurs.

D’autres emplois du futur semblent s’écarter davantage de la chronologie et prendre une valeur modale. Ils se rapprochent d’un mode in fieri 624  : quand le futur de l’indicatif exprime la volonté dans des énoncés injonctifs, il prend une dimension subjective qui le rapproche de la valeur du subjonctif.

‘Toi qui nais appartiens à l’éclair. Tu seras pierre d’éclair aussi longtemps que l’orage empruntera ton lit pour s’enfuir. 625

Dans ce type d’énoncé injonctif, nettement marqué par l’emploi de l’impératif “ appartiens ”, le futur prend une valeur de vérité dans ce qu’elle a de spécifiquement charien. Il s’agit moins d’une vérité intemporelle que d’une vérité d’expérience qui n’a rien d’oraculaire. Le locuteur semble appliquer à un procès futur une valeur qui a déjà été vérifiée : “ il ne s’agit pas de vérités générales conçues de façon intemporelle [...] il s’agit de conseils tirés de l’expérience, mais formulés pour l’avenir ” 626 . Dans certains aphorismes, la valeur de vérité l’emporte.

‘Qui délivrera le message n’aura pas d’identité. Il n’oppressera pas. 627

“ Loi oblige ” montre d’ailleurs clairement la différence entre ce que peut être une loi et une vérité d’expérience :

‘L’étoile qui rauquait son nom indéniable,
Cet été de splendeur,
Est restée prise dans le miroir des tuiles.
Le féroce animal sera domestiqué !

Sitôt que montera la puissante nuit froide,
Où les yeux perdent tôt la clarté d’utopie,
Parole d’albatros, je l’ensauvagerai. 628

Le locuteur de “ Loi oblige ” est inconnu jusqu’au dernier vers qui en révèle l’identité : il s’agit d’un oiseau, l’albatros. En tant qu’animal lui-même sauvage, il s’oppose à cette loi des hommes qui prétend domestiquer la nature. Or l’étoile, fascinée comme l’alouette par un miroir, mais qui est cette fois celui d’un toit, semble avoir été capturée par les hommes. L’albatros prend sa défense car il l’assimile à un animal, qui serait son semblable : hormis l’allusion à la capture d’une alouette, qui en fait un oiseau, l’étoile est décrite par le verbe rauquer qui désigne normalement le cri du tigre, et elle est ensuite identifiée par co-référence à un “ féroce animal ”. Cette assimilation à une bête dangereuse reflète le point de vue humain et vient justifier la capture. “ Le féroce animal sera domestiqué ” résonne alors comme une loi humaine que citerait l’albatros pour mieux s’en démarquer dans une exclamation où le futur prend valeur de protestation. A cette loi des hommes, l’oiseau oppose une promesse, sa “ parole d’albatros ” qui dévoile une vérité personnelle : “ je l’ensauvagerai ”. La valeur illocutoire de la promesse donne du crédit à l’énoncé lui-même dont le contenu fait figure d’idéal.

C’est bien parce que le futur indique moins l’avenir qu’il ne projette un procès, que ces emplois souvent considérés comme non temporels conservent une valeur temporelle. Ils ne peuvent pas être considérés comme de véritables emplois modaux, complètement détachés de la temporalité, comme le sont les futurs d’atténuation, de conjecture ou d’éventualité. La vérité charienne reste une vérité d’expérience, et la temporalité vient confirmer qu’elle correspond davantage à un mouvement d’induction qu’à une application déductive. Les emplois temporels du futur sont toutefois plus nettement identifiables lorsqu’ils sont en cooccurrence avec des verbes à l’impératif, où l’expression de l’injonction devient plus évidente.

Notes
620.

Christian Touratier, op. cit., p. 181.

621.

Voir Michel Jarrety, La Morale dans l’écriture. Camus, Char, Cioran, 1999, p. 67.

622.

“ L’Avenir non prédit ”, La Parole en archipel, O. C., p. 403.

623.

“ Cérémonie murmurée ”, La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 501 

624.

Le mode in fieri, qui distingue des personnes, correspond au subjonctif. Le temps est encore en construction et on ne distingue donc pas d’époques. La personne ne donne qu’une image du temps.

625.

“ Excursion au village ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 514.

626.

Paul Imbs, op. cit., p. 48.

627.

“ Ce bleu n’est pas le nôtre ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 512.

628.

“ Loi oblige ”, Chants de la Balandrane, O. C., p 558.