2. Une valeur aspectuelle : définition et vérité

Plusieurs emplois de l’infinitif lui confèrent un statut nominal dans lequel il perd ses valeurs temporelle et personnelle :


Rester honnête même bafoué c’est vivre au plus profond de soi la liberté. 636

Mourir, c’est passer à travers le chas de l’aiguille après de multiples feuillaisons. Il faut aller à travers la mort pour émerger devant la vie, dans l’état de modestie souveraine 637 .

Dans ces aphorismes, l’emploi de la formule présentative c’est est significative : la perspective est bien celle d’une définition, qui l’emporte sur la formule impersonnelle injonctive “ il faut ” dans le second fragment.

L’infinitif peut vraiment perdre toute valeur verbale, ce que reflète sa possible dépendance par rapport à un nom :

Art d’ ouvrir les sillons et d’y glisser la graine, sous l’agression des vents opposés. Art d’ ouvrir les sillons et d’y pincer la graine pour l’établir dans la chair de sa peine. 638

Mais l’infinitif n’est pourtant qu’un mode dit quasi-nominal. D’une part, s’il prend les fonctions du nom, il conserve ses constructions de verbe, sauf dans le cas d’une réelle lexicalisation en tant que substantif. D’autre part, s’il paraît non personnel car il ne marque pas la personne dans sa forme, il est dépourvu d’incidence interne et doit être rapporté dans l’énoncé à une personne vituelle. C’est dans cette mesure qu’il permet d’exprimer la vérité charienne en tant que vérité d’expérience : il postule une universalisation perceptible dans sa forme “dépersonnalisée”, mais il reste par le contexte ou la situation rattaché à des individus précis. On retrouve la tension maintenue entre une circonstance particulière et son extension universalisante.

L’en-avant qui paraît être une notion éminemment temporelle se décharge paradoxalement en partie de sa valeur chronologique : elle envisage un procès plus qu’un avenir, un contenu à la réalisation duquel elle exhorte, sans être toutefois aussi prophétique qu’on pourrait le penser. Ce n’est pas tant l’époque future de la réalisation qui compte que l’exigence de cette réalisation, fondée sur l’expression de sa forte probabilité à travers le futur, l’impératif et l’infinitif. Etre en-avant de la réalisation, c’est se projeter presque déjà dans la réalisation, ce que permet le passage d’un mode in esse à un mode in fieri et enfin in posse. D’expliqué, le temps devient impliqué : la valeur chronologique tend souvent à disparaître au profit, non de valeurs modales, mais d’un hors-temps qui est l’espace de l’essence. Avec la perte de la chronologie disparaissent aussi les marques de la personne : au niveau du verbe, les indices de la particularisation s’effacent.

Si la dynamique de la poésie de René Char investit le temps et envisage l’avenir, ce n’est pas dans la perspective temporelle de la réalité. L’en-avant désigné se trouve aux marges de la temporalité du monde. Sa dimension prospective est plus une visée qu’une planification selon un calendrier. L’en-avant est une projection dans l’action : cette dernière est toujours à commencer. Peu de poétiques sont à ce point marquées par l’en-avant, temporel mais aussi éthique, car le procès est projeté comme une exigence. Si la poétique charienne montre formellement l’exigence, dans l’emploi de temps et de modes précis, elle en montre aussi la nécessaire mise en œuvre dans un ordre pratique. La vérité est à atteindre et à incarner.

Notes
636.

“ Peu à peu puis un vin siliceux ”, La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 495.

637.

“ Baudelaire mécontente Nietzsche ”, La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 496.

638.

“ Cruels assortiments ”, Chants de la Balandrane, O. C., p. 539.