De nombreux poèmes mêlent l’emploi du passé avec d’autres temps. C’est le cas dans “ Bons voisins ” :
‘Nous avons répété tout seuls la leçon de vol de nos parents. Leur hâte à se détacher de nous n’avait d’égale que leur fièvre à se retrouver deux, à redevenir le couple impérieux qu’ils semblaient former l’écart ; et rien que lui. Abandon à nos chances, à leur contraire ? Eux partis, nous nous rendîmes compte qu’au lieu de nous lancer vers l’avant, leur leçon enflammait nos faiblesses, portait sur des points dont la teneur, d’un temps à un autre, avait changé. L’art qui naît du besoin, à la seconde où le besoin en est distrait, est un vivre concordant entre la montagne et l’oiseau. 639Ce poème associe plusieurs temps du passé, l’imparfait, le passé simple et le passé composé, au présent de l’indicatif. Comment s’effectue le mouvement d’abstraction et de généralisation ? S’établit-il dans le passage chronologique des temps du passé au temps de l’énonciation, ou, de façon aspectuelle, au sein même de chacune des deux époques représentées ?
Dans “ Bons voisins ”, le système temporel, lié au système d’énonciation, est construit sur plusieurs niveaux, selon une structure d’emboîtement. Trois niveaux sont visibles. A un premier niveau qui va de la deuxième à la quatrième phrase, prend place un récit dans lequel l’énonciateur fait partie des personnages. Le temps employé est le temps narré, il s’agit d’une histoire, celle qui explique pourquoi il y a “ leçon de vol ”. A un second niveau, qui concerne la première phrase, le “ nous ” est toujours sujet de l’histoire mais il l’articule au moment de l’énonciation avec l’emploi du passé composé. Le procès de la leçon de vol n’est plus saisi dans son déroulement mais comme accompli, l’aspect du passé composé étant extensif. L’énonciateur opère ainsi une distanciation par rapport au temps narré, qui est mis en perspective. Un troisième niveau fait de la dernière phrase l’exposé d’une vérité générale dans lequel l’énonciateur disparaît en tant que tel derrière la troisième personne qu’est “ l’oiseau ” et qui se place sur la plan de la délocution : “ l’art qui naît du besoin, à la seconde où le besoin en est distrait, est un vivre concordant entre la montagne et l’oiseau ”.
Nous avons ainsi affaire à une distanciation à la fois énonciative et temporelle, dans laquelle la circonstance précise disparaît derrière son universalisation dont le mouvement est perceptible car il est montré dans la progression du poème à travers ses différents niveaux énonciatifs. Cette structure temporelle semble d’ailleurs fréquente, avec des variantes.
“ Bons voisins ”, Le Nu perdu, O. C., p. 474.