1. Structure en paragraphes

Si “ Bons Voisins ” n’occupe qu’un seul paragraphe, souvent le récit s’établit dans un premier paragraphe plus long qu’un second paragraphe qui réalise la distanciation par rapport au récit en présentant un changement temporel et souvent énonciatif. C’est le cas dans “ Le mortel Partenaire ” :

‘Il la défiait, s’avançait vers son cœur, comme un boxeur ourlé, ailé et puissant, bien au centre de la géométrie attaquante et défensive de ses jambes. Il pesait du regard les qualités de l’adversaire qui se contentait de rompre, cantonné dans une virginité agréable et son expérience. Sur la blanche surface où se tenait le combat, tous deux oubliaient les spectateurs inexorables. Dans l’air de juin voltigeait le prénom des fleurs du premier jour de l’été. Enfin une légère grimace courut sur la joue du second et une raie rose s’y dessina. La riposte jaillit sèche et conséquente. Les jarrets soudain comme du linge étendu, l’homme flotta et tituba. mais les poings en face ne poursuivirent pas leur avantage, renoncèrent à conclure. A présent les têtes meurtries des deux battants dodelinaient l’une contre l’autre. A cet instant le premier dut à dessein prononcer à l’oreille du second des paroles si profondément offensantes, ou appropriées, ou énigmatiques, que celui-ci fila, prompte, totale, précise, une foudre qui coucha net l’incompréhensible combattant.
Certains êtres ont une signification qui nous manque. Qui sont-ils ? Leur secret tient au plus profond du secret même de la vie. Ils s’en approchent. Elle les tue. Mais l’avenir qu’ils ont ainsi éveillé d’un murmure, les devinant, les crée. Ô dédale de l’extrême amour. 640

La tentation de l’allégorie que nous avons décelée dans ce poème au cours d’un précédent chapitre apparaît non seulement dans la structure en paragraphes mais surtout dans les changements temporels qui caractérisent ces paragraphes. Le dernier, beaucoup plus bref que le premier, est au présent de l’indicatif et les personnages, assez indéterminés dans le récit mais engagés dans des procès concrets, sont désignés de façon plus conceptuelle comme des “ êtres ” et “ la vie ”. Le démarquage entre les deux temporalités est donc clairement donné typographiquement et structurellement. Cette structure est fréquente jusqu’aux années quatre-vingt. On la retrouve par exemple dans “ Sa main froide ” :

‘Sa main froide dans la mienne j’ai couru, espérant nous perdre et y perdre ma chaleur. Riche de nuit je m’obstinais.
Détours qu’empruntent les morts aimés pour de leur cœur faire notre sentiment, vous n’êtes pas consignés. Détours dont on ne dénombre pas la multitude ni les signes. 641

Par rapport au poème précédant, l’ordre est respecté. Ce sont les masses constituées par les paragraphes qui s’inversent : le récit est particulièrement bref, tandis que le second pargraphe qui énonce la vérité de la situation révélée dans le récit le dépasse en proportions.

Le nombre des paragraphes peut toutefois être plus important, sans que cette progression temporelle n’en soit affectée. Dans “ Fièvre de la Petite-Pierre d’Alsace ”, le récit occupe deux paragraphes :

‘Nous avancions sur l’étendue embrasée des forêts, comme l’étrave face aux lames, onde remontée des nuits, maintenant livrée à la solidarité de l’éclatement et de la destruction. Derrière cette cloison sauvage, au-delà de ce plafond, retraite d’un stentor réduit au silence et à la ferveur, se trouvait-il un ciel ?
Nous le vîmes à l’instant que le village nous apparut, bâtisse d’aurore et de soir nonchalant, nef à l’ancre dans l’attente de notre montée.
Bonds obstinés, marche prospère, nous sommes à la fois les passants et la grand-voile de la mer journalière aux prises avec des lignes, à l’infini, de barques. Tu nous l’apprends, sous-bois. Sitôt le feu mortel traversé. 642

Les imparfaits du premier paragraphe sont en adéquation avec l’aspect imperfectif des verbes avancer et se trouver. Le passé simple, succédant à l’imparfait, s’accorde ensuite parfaitement avec l’aspect perfectif du verbe apparaître, et avec le sens de la vision, véritablement apocalyptique : c’est en effet au milieu d’une lumière vespérale, renforcée par l’image réelle ou symbolique du feu, que s’effectue l’apparition qui constitue, par rapport aux imparfaits précédents, un repère temporel nouveau. Dans “ Souche ”, c’est le premier paragraphe qui est au passé simple :

‘L’éveil au changement, la conquête, la promesse, la répression. L’aventure fut d’un bout à l’autre douloureuse, masse éclairée lunairement. Allez vivre après ça !
Au frisson de l’écorce terrestre, hommes et femmes exsangues succédaient.
Les esclaves ont besoin d’esclaves pour afficher l’autorité des tyrans. 643

“ Souche ” est constitué de trois paragraphes décroissants, dont la taille est en rapport avec le temps des verbes. Le premier, en dehors de sa dernière phrase, est au passé simple ; le second, à l’imparfait ; et le dernier au présent. Mais chaque paragraphe reprend exactement la même idée, qui est donc déclinée selon trois temps différents dont la succession opère une véritable remontée du passé au moment de l’énonciation. L’emploi du passé simple permet de présenter une vision globale du procès, avec ses limites. De plus, ce temps est coupé de l’énonciation : les procès sont placés dans un passé “ ancien” non situé chronologiquement. Il donne ainsi une dimension mythique à un événement qui est, en lui-même, porteur d’un souffle mythique, celui d’une révolution, même si elles est vouée à l’échec. Les deux premières phrases évoquent la tentation d’une révolte, de son origine, sa “ souche ”, à son écrasement. L’imparfait prend le relais dans le second paragraphe en détachant l’événement de tout ancrage chronologique : ce dernier reste situé dans le passé, mais l’imparfait en donne une vision interne. Avec le verbe perfectif succéder, l’aspect sécant de ce temps du passé place le procès dans une répétition fatale. Cette réitération, qui est comme une malédiction, caractérise alors ces hommes et ces femmes. Elle leur donne une identité dans le temps, elle constitue une véritable “ souche ” paradoxale de révoltés toujours écrasés. La révolte et son écrasement représentent ainsi une nécessité politique puisque cette dynamique fonde l’équilibre des forces sociales, mais elle reflète également un principe de progression temporelle. Le dernier paragraphe fait alors un saut, d’une simple réitération à une loi. Il exprime sous forme d’aphorisme la vérité sociale et politique de la situation précédente. L’emploi du présent est renforcé par l’utilisation de substantifs pluriels qui présentent également un degré de conceptualisation plus grand : on est passé de la description d’“ hommes ” et de “ femmes ” dans une situation de soumission, à la mention précise d’“ esclaves ”. La vérité concentre ainsi le récit dans les noms eux-mêmes qui deviennent révélateurs d’identités, et explicite en revanche le paradoxe du fonctionnement social. La progression des paragraphes se fonde en définitive sur une progression temporelle d’un événement à sa vérité, progression temporelle d’autant plus intéressante dans ce poème qu’elle participe également du sens puisqu’elle fonde une réitération qui fait figure d’identité.

Notes
640.

“ Le mortel Partenaire ”, La Parole en archipel, O. C., p. 363.

641.

“ Sa main froide ”, La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 504.

642.

“ Fièvre de la Petite-Pierre d’Alsace ”, La Parole en archipel, O. C., p. 366.

643.

“ Souche ”, Chants de la Balandrane, O. C., p. 534.