Une structuration en strophes réalise une progression équivalente qui apparaît clairement dans “ Yvonne ” :
‘Qui l’entendit jamais se plaindre ?La structuration du poème en vers opère le même mouvement d’abstraction, perceptible dans l’évolution aussi bien énonciative que temporelle : la dernière strophe réalise la généralisation par l’emploi d’une relative substantive typique d’une formulation proverbiale, que le présent de l’indicatif vient soutenir dans la principale avec “ risque ” 645 .
La structuration en plusieurs strophes peut être plus complexe : ces différents niveaux qui apparaissent généralement successivement dans un poème, et toujours dans le même ordre, sont présentés différemment dans un poème long comme “ le Deuil des Névons ”. La structure temporelle n’est plus linéaire, simplement orientée du passé au présent, mais elle forme une boucle temporelle dans le passé qui se construit sur un véritable emboîtement. Le passé est un “ écho ”, comme dit l’exergue, perceptible dans les profondeurs du poème :
‘Un pas de jeune filleUne première orientation temporelle respecte le mouvement d’une anamnèse : elle part du temps de l’énonciation, évolue vers celui du récit, pour ensuite revenir à l’énonciation. Le regroupement des strophes à l’aide d’un signe typographique balise assez nettement ces deux mouvements contraires. La première et la dernière séquences, qui comprennent des verbes au passé composé et au présent de l’indicatif, articulent le passé au moment de l’énonciation, articulation renforcée par la permanence d’un seul décor, celui du parc. C’est dans ces deux séquences extrêmes, et seulement là, qu’est donné le nom du lieu évoqué, le “ parc des Névons ”. Ces strophes sont bien le lieu qui prépare le passage de la réalité, donnée dans sa valeur référentielle la plus nette, au réel du souvenir où ce n’est pas la référence qui compte mais bien la réception affective des événements. La deuxième et la quatrième séquences, plus courtes, sont au présent : ce temps crée un effet de présence dans l’évocation d’instantanés. Quant au récit qui occupe la plus grande partie du poème, il est uniquement à l’imparfait, si on excepte un plus-que-parfait qui ne trouble cependant pas la valeur de l’imparfait. Ce récit se situe dans la séquence centrale qui renferme elle-même en son cœur, placé exactement entre les huit strophes qui l’encadrent de part et d’autre, une strophe exclamative au présent. Elle effectue curieusement au milieu du récit un aller retour fulgurant au moment de l’énonciation. Cette mise en perspective est d’autant plus brutale qu’avec l’imparfait le lecteur est plongé dans un déroulement passé : que les lexèmes soient perfectifs comme lancer ou imperfectifs comme scintiller et courir, l’aspect sécant de l’imparfait donne à ces procès une valeur itérative dans le premier cas, et une valeur durative dans le second. Il étire en somme le passé, considéré comme un temps stable, susceptible de se prolonger à l’infini. Le présent central, par la brutalité de son apparition, accentue la résonance affective du drame qu’il explicite, et impose de reconsidérer la durée du bonheur décrit à l’imparfait. L’enfance est un temps heureux, mais son souvenir se double du malheur de son avenir : la mort du père et la disparition du jardin. L’enfance ne peut donc être retrouvée telle qu’elle était, avant les événements dramatiques. Elle se charge immanquablement de circonstances ultérieures qui restent dans les coulisses du souvenir, ou qui en infléchissent le surgissement en l’investissant de valeurs affectives qui lui sont pourtant postérieures.
L’étagement temporel entre le passé et le présent est assez clair, même si la linéarité du poème ne respecte pas une progression chronologique. L’évolution temporelle n’est en fait qu’un facteur du mouvement d’abstraction qui s’appuie sur la conjonction de plusieurs paramètres.
L’emploi du passé dans un poème constitue donc le plus souvent un moment narratif qui représente une source réelle à partir de laquelle le poème va progresser jusqu’à la formulation, au niveau du moment de l’énonciation, d’une essence, d’une vérité. La différenciation temporelle permet donc une progression plus nette de l’expérience à son essence que lorsque le poème ne présentait que le présent. Mais certains poèmes se présentent uniquement sous une forme narrative, sans aucune manifestation de différents niveaux énonciatifs susceptibles de créer une distanciation propice à la formulation, comme par induction, d’une vérité. Sont-ils alors en dehors de ce mouvement d’abstraction et, partant, relèvent-ils d’une toute autre poétique que celle que nous cherchons à cerner ?
“ Yvonne ”, Le Nu perdu, O. C., p. 430.
“ Floraison successive ” (Le Nu perdu, O. C., p. 450) présente une structure et une évolution temporelle équivalentes.
“ Le Deuil des Névons ”, La Parole en Archipel, O. C., pp. 389-391.