2. Structure en strophes

Une structuration en strophes réalise une progression équivalente qui apparaît clairement dans “ Yvonne ” :

‘Qui l’entendit jamais se plaindre ?

Nulle autre qu’elle n’aurait pu boire sans mourir les quarante fatigues,
Attendre, loin devant, ceux qui viendront après ;
De l’éveil au couchant sa manoeuvre était mâle.

Qui a creusé le puits et hisse l’eau gisante
Risque son cœur dans l’écart de ses mains. 644

La structuration du poème en vers opère le même mouvement d’abstraction, perceptible dans l’évolution aussi bien énonciative que temporelle : la dernière strophe réalise la généralisation par l’emploi d’une relative substantive typique d’une formulation proverbiale, que le présent de l’indicatif vient soutenir dans la principale avec “ risque ” 645 .

La structuration en plusieurs strophes peut être plus complexe : ces différents niveaux qui apparaissent généralement successivement dans un poème, et toujours dans le même ordre, sont présentés différemment dans un poème long comme “ le Deuil des Névons ”. La structure temporelle n’est plus linéaire, simplement orientée du passé au présent, mais elle forme une boucle temporelle dans le passé qui se construit sur un véritable emboîtement. Le passé est un “ écho ”, comme dit l’exergue, perceptible dans les profondeurs du poème :

‘Un pas de jeune fille
A caressé l’allée,
A traversé la grille.

Dans le parc des Névons
Les sauterelles dorment.
Gelée blanche et grêlons
Introduisent l’automne.

C’est le vent qui décide
Si les feuilles seront
A terre avant les nids.

*

Vite ! Le souvenir néglige
Qui lui posa ce front,
Ce large coup d’œil, cette verse,
Balancement de méduse
Au-dessus du temps profond.

Il est l’égal des verveines,
Chaque été coupées ras,
Le temps où la terre sème.

*

La fenêtre et le parc,
Le platane et le toit
Lançaient charges d’abeilles,
Du pollen au rayon,
de l’essaim à la fleur.

Un libre oiseau voilier,
Planant pour se nourrir,
Proférait des paroles
Comme un hardi marin.

Quand le lit se fermait
Sur tout mon corps fourbu,
De beaux yeux s’en allaient
De l’ouvrage vers moi.

L’aiguille scintillait ;
Et je sentais le fil
Dans le trésor des doigts
Qui brodaient la batiste.

Ah ! lointain est cet âge.
Que d’années à grandir,
Sans père pour mon bras !

Tous ses dons répandus,
La rivière chérie
Subvenait aux besoins.
Peupliers et guitares
Ressuscitaient au soir
Pour fêter ce prodige
Où le ciel n’avait part.
Un faucheur de prairie
S’élevant, se voûtant,
Piquait les hirondelles,
Sans fin silencieux.

Sa quille retenue
Au limon de l’îlot,
Une barque était morte.

L’heure entre classe et nuit,
La ronce les serrant,
Des garnements confus
Couraient, cruels et sourds.
La brume les sautait,
De glace et maternelle.
Sur le bambou des jungles
Ils s’étaient modelés,
Chers roseaux voltigeants !

*

Le jardinier invalide sourit
Au souvenir de ses outils perdus.
Au bois mort qui se multiplie.

*

Le bien qu’on se partage,
Volonté d’un défunt,
A broyé et détruit
La pelouse et les arbres,
La paresse endormie,
L’espace ténébreux
De mon parc des Névons.

Puisqu’il faut renoncer
A ce qu’on ne peut retenir,
Qui devient autre chose
Contre ou avec le cœur, —
L’oublier rondement,

Puis battre les buissons
Pour chercher sans trouver
Ce qui doit nous guérir
De nos maux inconnus
Que nous portons partout. 646

Une première orientation temporelle respecte le mouvement d’une anamnèse : elle part du temps de l’énonciation, évolue vers celui du récit, pour ensuite revenir à l’énonciation. Le regroupement des strophes à l’aide d’un signe typographique balise assez nettement ces deux mouvements contraires. La première et la dernière séquences, qui comprennent des verbes au passé composé et au présent de l’indicatif, articulent le passé au moment de l’énonciation, articulation renforcée par la permanence d’un seul décor, celui du parc. C’est dans ces deux séquences extrêmes, et seulement là, qu’est donné le nom du lieu évoqué, le “ parc des Névons ”. Ces strophes sont bien le lieu qui prépare le passage de la réalité, donnée dans sa valeur référentielle la plus nette, au réel du souvenir où ce n’est pas la référence qui compte mais bien la réception affective des événements. La deuxième et la quatrième séquences, plus courtes, sont au présent : ce temps crée un effet de présence dans l’évocation d’instantanés. Quant au récit qui occupe la plus grande partie du poème, il est uniquement à l’imparfait, si on excepte un plus-que-parfait qui ne trouble cependant pas la valeur de l’imparfait. Ce récit se situe dans la séquence centrale qui renferme elle-même en son cœur, placé exactement entre les huit strophes qui l’encadrent de part et d’autre, une strophe exclamative au présent. Elle effectue curieusement au milieu du récit un aller retour fulgurant au moment de l’énonciation. Cette mise en perspective est d’autant plus brutale qu’avec l’imparfait le lecteur est plongé dans un déroulement passé : que les lexèmes soient perfectifs comme lancer ou imperfectifs comme scintiller et courir, l’aspect sécant de l’imparfait donne à ces procès une valeur itérative dans le premier cas, et une valeur durative dans le second. Il étire en somme le passé, considéré comme un temps stable, susceptible de se prolonger à l’infini. Le présent central, par la brutalité de son apparition, accentue la résonance affective du drame qu’il explicite, et impose de reconsidérer la durée du bonheur décrit à l’imparfait. L’enfance est un temps heureux, mais son souvenir se double du malheur de son avenir : la mort du père et la disparition du jardin. L’enfance ne peut donc être retrouvée telle qu’elle était, avant les événements dramatiques. Elle se charge immanquablement de circonstances ultérieures qui restent dans les coulisses du souvenir, ou qui en infléchissent le surgissement en l’investissant de valeurs affectives qui lui sont pourtant postérieures.

L’étagement temporel entre le passé et le présent est assez clair, même si la linéarité du poème ne respecte pas une progression chronologique. L’évolution temporelle n’est en fait qu’un facteur du mouvement d’abstraction qui s’appuie sur la conjonction de plusieurs paramètres.

L’emploi du passé dans un poème constitue donc le plus souvent un moment narratif qui représente une source réelle à partir de laquelle le poème va progresser jusqu’à la formulation, au niveau du moment de l’énonciation, d’une essence, d’une vérité. La différenciation temporelle permet donc une progression plus nette de l’expérience à son essence que lorsque le poème ne présentait que le présent. Mais certains poèmes se présentent uniquement sous une forme narrative, sans aucune manifestation de différents niveaux énonciatifs susceptibles de créer une distanciation propice à la formulation, comme par induction, d’une vérité. Sont-ils alors en dehors de ce mouvement d’abstraction et, partant, relèvent-ils d’une toute autre poétique que celle que nous cherchons à cerner ?

Notes
644.

“ Yvonne ”, Le Nu perdu, O. C., p. 430.

645.

“ Floraison successive ” (Le Nu perdu, O. C., p. 450) présente une structure et une évolution temporelle équivalentes.

646.

“ Le Deuil des Névons ”, La Parole en Archipel, O. C., pp. 389-391.