1. L’imparfait

a/ Une valeur aspectuelle forte : “ Aliénés ”

‘De l’ombre où nous nous tenions, les doigts noués, sans nourriture, nous discernions le globe coloré des fruits les mieux dotés se glissant hors des feuilles. Leur maturité jaillissait du volume des arbres, en exaltait les noms brillamment reparus. Notre présence, arrêtée là, éloignait les prétendants. Ces fruits, comme dédaignés, s’abaisseraient jusqu’à leur pourriture finale devant notre amour immodeste auquel ils n'avaient su ni pu succéder. 647

Contrairement à “ Bons Voisins ”, le poème qui le précède dans Le Nu perdu, “ Aliénés ”, est construit autour d’une temporalité et d’une énonciation uniques, l’imparfait et la première personne du pluriel. L’aspect sécant de l’imparfait plonge le lecteur dans la scène évoquée, comme in medias res. On ne décèle pas de lien avec la situation d’énonciation, si ce n’est à travers un jugement comme l’expression “ notre amour immodeste ” : ce syntagme permet d’envisager le niveau de l’énonciation par la conceptualisation qu’il réalise à partir des faits, à travers l’emploi du nom “ amour ” associé au jugement porté avec l’adjectif “ immodeste ”. Ces faits parlent déjà d’eux-mêmes : ils signifient un empêchement, l’interdiction directe de toucher à ces fruits pour l’énonciateur-personnage, doublée de l’interdiction pour quiconque d’y toucher. Tantale se fait donc Cerbère. Ce récit est l’expression d’un désir excessif de possession, idée que nous retrouvons étymologiquement dans l’adjectif “ immodeste ” qui renvoie moins à la pudeur et aux bienséances comme dans le lexique français, qu’à un manque de retenue, un excès, en latin. L’étymologie du titre est également intéressante. “ Aliénés ” peut certes caractériser l’énonciateur-personnage rendu fou par l’impossibilité dans laquelle il se trouve de s’approprier les fruits : il ne s’appartient plus, il est autre à lui-même (alienatus). Mais sil est possédé, c’est parce qu’il est dépossédé. “ Aliénés ” peut en effet également caractériser les fruits eux-mêmes : est alienus ce qui appartient à un autre, c’est un bien dont la propriété a été transférée. Le titre superpose ainsi la possession comme folie à sa cause même, qui est la dépossession.

C’est donc la temporalité sécante qui constitue un terrain favorable à une lecture précise du lexique du procès, par défaut pourrait-on dire d’une abstraction guidée par une progression chronologique. Le temps impliqué d’un tiroir verbal qui, comme l’imparfait, appartient au passé, n’empêche pas l’abstraction, au contraire : la valeur aspectuelle de l’imparfait est particulièrement propice à sa réalisation.

Notes
647.

“ Aliénés ”, Le Nu perdu, O. C., p. 474.