b/ Du temps de l’énoncé au temps de l’énonciation : “ Rodin ”

Si la valeur aspectuelle de l’imparfait est propice au mouvement d’abstraction, la valeur temporelle de ce temps peut également y contribuer. Nous avons commencé l’étude du passé par sa valeur dans “ Bons voisins ” où aucun indicateur temporel n’explicite la progression chronologique qui effectue une remontée des profondeurs du récit dans lequel s’établit l’être du réel. L’unique paragraphe de “ Rodin ” articule cette remontée au niveau énonciatif sur un “ aujourd’hui ” central :

‘Ces marcheurs, je les ai accompagnés longtemps. Ils me précédaient ou louvoyaient, balbutiants et cahotants, à la faveur d’un tourbillon qui les maintenait toujours en vue. Ils étaient peu pressés d’arriver au port et à la mer, de se livrer au caprice exorbitant de l’ennemi. Aujourd’hui la lyre à six cordes du désespoir que ces hommes formaient, s’est mise à chanter dans le jardin empli de brouillard. Il n’est pas impossible qu’Eustache le dévoué, le chimérique, ait entrevu sa vraie destination qui ne se comptait pas en instants de terreur mais en souffle lointain dedans un corps constant. 648

Comme dans plusieurs poèmes de René Char 649 , “ Rodin ” est construit sur un événement précis, lui-même double car il y a l’événement historique et l’événement que constitue sa mise en art. Historiquement, ce poème fait référence aux bourgeois de Calais qui, pendant la Guerre de cent ans, en 1347, se livrèrent au roi d’Angleterre Edouard III en échange de la sauvegarde de leur ville. Ils furent graciés par l’entremise de la reine. Eustache de Saint-Pierre était le chef de ces bourgeois. La première partie du poème évoque cette circonstance historique, mais une rupture temporelle très nette, explicite dans l’emploi de l’adverbe “ aujourd’hui ”, vient rompre l’évocation du passé pour en donner la survivance actuelle.

C’est plus d’un demi-millénaire après les circonstances historiques que la mise en art de cet événement intervint : Rodin entreprit en 1884 la sculpture d’un ensemble de personnages représentant les six “ Bourgeois de Calais ”. Si on peut voir la sculpture à Calais, c’est-à-dire en face de l’Angleterre, elle est également visible au Musée Rodin à Paris : tout en passant de l’histoire à sa représentation artistique, le poème passe du lieu historique au “ jardin ” parisien du musée. Mais cette mise en art est aussi celle de René Char lui-même, presque cent ans après Rodin 650 , et la création poétique, seconde œuvre d’art, seconde “ lyre à six cordes ”, mêle à la fois l’événement historique et sa transposition par la sculpture. Il y a donc une double référence au réel, à l’histoire à travers la sculpture. Or c’est à travers cette double médiation artistique qu’apparaît la vérité de ces hommes.

Chez Rodin, ils sont “ désespoir ”, mais dans la première partie du poème, avant l’articulation sur un “ aujourd’hui ”, ils sont montrés en action, et ce sont des verbes de déplacement qui les définissent : “ marcheurs ”, ils “ précédaient ou louvoyaient, balbutiants et cahotants ”, pour “ arriver ” et “ se livrer ” : leur essence est dans une tension physique vers un but, et si le sens des verbes ne cesse de dire ce mouvement éternel, l’aspect sécant de l’imparfait place indéfiniment le lecteur dans la perception de cette marche. Ils se définissent comme “en marche”. Le premier terme du poème, “ marcheurs ”, est ainsi plus juste et essentiel qu’on peut le penser puisqu’il résume leur identité. Mais la seconde partie du poème ne s’en tient pas au résumé de cet état avec l’expression “ souffle lointain dedans un corps constant ”. La “ vraie destination ” du groupe des Bourgeois n’est pas spatiale : il ne s’agit pas de l’Angleterre, comme le laissent penser les premières phrases du poème. Par une syllepse sur “ destination ”, le devenir de ces hommes est artistique, car c’est la sculpture, prolongée par la poésie qui, en les immortalisant dans leur élan d’abnégation, en représente l’être profond. Relayé par le passé composé, l’imparfait de l’énoncé se prolonge ainsi dans le moment de l’énonciation.

Notes
648.

“ Rodin ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 522.

649.

Citons “ Célébrer Giacometti ” (Le Nu perdu, O. C., p. 431) et “ Relief et louange ” (La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 504) sur lesquels nous nous sommes arrêtée.

650.

René Char a plusieurs fois fait allusion à Rodin, dans “ La Lisière du trouble ” (La Parole en archipel, O. C., p. 367) et dans “ Sans grand’peine ” (Recherche de la base et du sommet, O. C., p. 668-669).