2. Le passé simple : “ Lied du figuier ”

Le “ Lied du figuier ” présente la particularité de n’employer qu’un seul temps, le passé simple, qui semble peu compatible à la fois avec l’idée de poésie et avec celle d’abstraction, car il est un signe traditionnel de narration.

‘Tant il gela que les branches laiteuses
Molestèrent la scie, se cassèrent aux mains.
Le printemps ne vit pas verdir les gracieuses.

Le figuier demanda au maître du gisant
L’arbuste d’une foi nouvelle.
Mais le loriot, son prophète,
L’aube chaude de son retour,
En se posant sur le désastre,
Au lieu de faim, périt d’amour. 651

Un lied est une chanson populaire germanique de type lyrique. Le titre du poème “ Lied du figuier ” annonce donc la manière “facile” de Char, celle de la chanson, non dénuée cependant d’un contenu dramatique :

‘Nous avons sur notre versant tempéré une suite de chansons qui nous flanquent, ailes de communication entre notre souffle reposé et nos fièvres les plus fortes. Pièces presque banales, d’un coloris clément, d’un contour arriéré, dont le tissu cependant porte une minuscule plaie. Il est loisible à chacun de fixer une origine et un terme à cette rougeur contestable. [...] 652

Les notes de l’édition de la Pléiade donnent la teneur de l’ancrage biographique de ce poème de nouveau fondé sur un événement précis. René Char était attentif aux continuités dans le règne de la nature et savait que le figuier permet au loriot, de retour dans le Vaucluse au début de l’été, de se nourrir : “ Au poète de rétablir l’enchaînement lorsqu’il a été rompu dans la vie, comme il arriva lors du rude hiver des années 60, qui gela les figuiers des Busclats ; ils perdirent la plupart de leurs branches, et lorsque vint le temps des fruits, le poète acheta des figues sèches, les fit tremper dans du lait et les attacha aux quelques branches rescapées du gel : ainsi fut trompé et comblé le loriot ” 653 . Le poème n’évoque cependant pas ce sauvetage : il évoque au contraire la condamnation du loriot par manque de nourriture.

Cette évocation s’intègre dans celle d’un récit. Les principe de répétition et de progression sont respectés. Les acteurs prennent en effet place dans une chaîne anaphorique où ils sont repris par des substituts lexicaux après mention des termes courants : les “ gracieuses ” reprennent les “ branches ” et le “ gisant ” reprend le “ figuier ”. Les verbes conjugués sont tous au passé simple et s’enchaînent. Malgré l’absence d’articulations chronologiques, la progression temporelle de l’action est visible à travers les liens logiques, la consécutive en corrélation dans le premier vers, et la coordination par “ mais ” au sixième vers. La progression en chronologie absolue s’effectue cependant de façon implicite par la succession des saisons. Le verbe geler du premier vers est un signe hivernal, le printemps qui lui succède est quant à lui explicite au troisième vers. L’arrivée du loriot, au mois de juillet, clôt cette chronologie, mais cette date est de l’ordre de la connaissance encyclopédique ou phénoménale des lois naturelles. Les procès dénotés s’enchaînent également d’un point de vue sémantique, créant une histoire cohérente. Le canevas prédicatif fait succéder geler, molester, se casser, voir, verdir, demander, se poser sur et périr. La progression de l’anecdote est claire : elle repose sur une situation initiale perturbée qui fait de la négation du procès de verdir la conséquence de celui de geler, dont les effets immédiats ont été décrits par les procès molester et se casser. Suit logiquement une demande, celle d’un remède au dommage causé par le gel. Ce remède consiste à planter un nouvel arbre car les fruits de cet arbre sont nécessaires à la survie de l’oiseau. L’événement est relaté dans ces enchaînements de causes, d’effets et d’implications. Les principes de cohérence et de cohésion propres à la narration sont ainsi respectés.

On observe cependant certaines perturbations dans la clarté des processus narratifs. Plusieurs formes d’ellipses troublent en effet la répétition et la progression. Les “ branches ” du premier vers ne sont identifiables que par rapport au mot du titre “ figuier ”, et comme anaphore partielle, d’une partie par rapport au tout. La “ scie ” et les “ mains ” semblent douées d’autonomie, aucun être humain n’étant mentionné dans la première strophe. Les changements de saisons précédemment évoqués ne sont pas explicités : si le terme “ printemps ” est présent, il est immédiatement l’objet d’une prédication, sans avoir été posé, ce qui accélère fortement l’enchaînement. Enfin le processus anaphorique ne se produit qu’avec des noms prédéterminés par l’article défini. Le démonstratif, qui renforce en général la continuité des enchaînements, n’est jamais employé. Or la coréférence est rendue plus incertaine lorsqu’elle s’appuie sur l’article défini car elle suppose que le terme anaphorisé ait gagné plus qu’une simple existence, qu’il ait été individualisé par des circonstances ou déterminé par des propriétés. La représentation par l’article défini est ainsi plus hasardeuse.

Certaines fantaisies rendent en outre le récit original : le figuier est doué de parole quand il demande un successeur, et lorsque le loriot meurt d’amour et non de faim, c’est une logique humaine qui prévaut sur la logique biologique. L’homme est presque absent du texte, si ce n’est comme “ maître ”, mais c’est la nature elle-même qui se charge de la dimension humaine de l’événement. Est-ce par des effets de ce type que l’on entre dans le poétique ? Avec certains faits de style précieux, l’écriture concourt en tout cas nettement au poétique. Syntaxiquement, l’intensif initial en corrélation avec un que consécutif n’est pas courant 654 , et on trouve plus souvent la subordonnée après la principale. Sémantiquement, on observe des inversions : ce sont les branches qui agissent sur la scie et sur les mains. La dénomination des acteurs relève du même type d’écriture : les branches et le figuier sont désignés par une métonymie d’abstraction, ils deviennent les “ gracieuses ” et le “ gisant ”, expressions qui sont aussi une formulation humaine de leur essence dans l’événement.

Ce poème s’avère donc en grande partie narratif. Il n’est pas question ici de poème lyrique au sens moderne, c’est-à-dire expressif, dominé par la fonction émotive et privilégiant les sentiments et la subjectivité de l’énonciateur. Des personnages clairement individualisés et une action déterminée ne font pas obstacle à la construction d’un discours poétique. Le passé simple n’empêche donc ni la poésie en général, ni l’abstraction dont l’œuvre de René Char témoigne. Il ne l’effectue pas lui-même, mais en offre les conditions en permettant la mise en œuvre de certains termes et de figures qui reflètent la saisie affective de la réalité 655 .

Le mouvement d’abstraction ne passe pas nécessairement par une distanciation temporelle et une progression chronologique. Situé dans l’épaisseur des choses, il est à deviner à travers le déroulement des procès et l’aspect sécant d’un temps comme l’imparfait favorise cette saisie “en coupe”. De plus, le lexique vient souvent expliciter la présence d’une essence. Il n’en demeure pas moins que sa découverte s’avère plus difficile.

Les temps du passé n’empêchent pas le mouvement d’abstraction qui peut se réaliser de deux façons : soit dans une progression temporelle qui suit la progression du poème, soit dans les valeurs possibles des temps eux-mêmes. Dans le premier cas, de nombreux poèmes présentent une évolution du passé au présent, voire au futur, évolution qui peut suivre strictement la linéarité du poème ou s’établir avec des variations chronologiques plus originales. Dans le second cas, ce n’est pas le même type de valeur qui favorise l’abstraction pour l’imparfait et le passé simple. Pour le premier, c’est la valeur aspectuelle qui domine : l’imparfait, sécant comme le présent, offre la vision du procès dans son déroulement, dans le cours duquel émerge l’essence en dehors de tout intérêt chronologique, l’aspect sécant permettant une vision en profondeur d’un événement. Quant au passé simple, sa valeur temporelle de passé révolu, coupé de l’énonciation, semble propice au surgissement de l’essence. Il introduit certes un repère temporel nouveau, mais il peut le faire sans s’appuyer nécessairement sur une indication chronologique précise et explicite, suscitant ainsi un hors temps dans le passé lui-même.

Notes
651.

“ Lied du figuier ”, Le Nu perdu, O. C., p. 432.

652.

“ Mise en garde ”, Les Matinaux, O. C., p. 291.

653.

Voir Notes, O. C., p. 1256.

654.

On retrouve ce tant initial dans le dernier poème d’Eloge d’une soupçonnée, “ L’Amante ”, où la construction s’avère cependant plus complexe (O. C. (éd. 1995), p. 849).

655.

L’emploi du passé simple n’est pas rare dans les poèmes de René Char. Citons notamment “ Le Banc d’ocre ” (Le Nu perdu, O. C., p. 434), “ Lutteurs ”, (Le Nu perdu, O. C., p. 437), “ L’Anneau de la licorne ” (La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 501), “ Eclore en Hiver ” (La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 503) et “ Evadé d’archipel ” (Aromates chasseurs, O. C., p. 511).