IV. Conclusion

La temporalité charienne se définit comme une tension, qui est progression du temps vécu au temps du réel, ou superposition des deux. Elle concourt au mouvement d’abstraction qui va du particulier, ancré dans la réalité d’une situation actuelle ou passée, au général relevant d’un hors temps. Il y a bien une unité dans la poétique charienne, et ce sont des moyens parfois différents qui produisent des effets semblables. L’essentiel émerge temporellement de trois façons : dans une vision du passé, ou dans un passé ramené au présent et parfois prolongé dans le futur ; dans une épaisseur du présent lui-même qui peut exprimer un événement de la réalité et son retentissement sur le plan du réel ; enfin, dans une perspective future car, à peine entrevu, ce réel est toujours à chercher. La temporalité charienne n’est pas celle du temps cosmique, mais plutôt la charge démultipliée de l’instant 656 , passé, présent ou futur, avec, comme en abyme et pour point de fuite, l’essence.

L’essentiel n’est pas un élément du passé, il est donc inutile de “retourner amont”. Le “ Nu ”, qui est peut-être le réel dénudé, dans son essence même, ne se retrouve pas par un retour dans le passé tel qu’il était, cette orientation du présent au passé ne correspondant pas à la poétique charienne. Il n’y a pas de retour amont possible car, dans le temps, on avance toujours, il n’y a que progression, même si on revient dans un espace déjà traversé. Le temps, irrésistible et irréversible, ne peut que commencer et la temporalité charienne est une suite de commencements. Il n’y a pas d’âge d’or à retrouver, et cet âge n’est qu’un symbole alchimique, le symbole d’un état idéal à découvrir dans le réel :

‘[...] l’âge d’or promis ne mériterait ce nom qu’au présent, à peine plus. 657

La recherche d’un hors temps trouve alors peut-être sa meilleure réalisation dans les énoncés nominaux qui manifestent une sortie du temps, où la vérité est en résonance avec l’immédiateté. La sortie du temps est en fait une sortie de l’expression du temps hors du verbe, et la tentation de la nominalisation fait passer la prédication dans le syntagme nominal :

‘Ô le blé vert dans une terre qui n’a pas encore sué, qui n’a fait que grelotter ! A distance heureuse des soleils précipités des fins de vie. Rasant sous la longue nuit. Abreuvé d’eau sous sa lumineuse couleur. Pour garde et pour viatique deux poignards de chevets : l’alouette, l’oiseau qui se pose, le corbeau, l’esprit qui se grave. 658

Dans ce poème intitulé “ Ni éternel ni temporel ”, d’où nous sommes partie pour réfléchir sur la temporalité charienne, l’exigence d’une a-temporalité se dit elle-même en dehors de tout procès. Il n’y a aucun verbe conjugué, sinon dans les propositions subordonnées. Il s’agit bien d’un temps poétique et éthique, qui est celui de la vérité, non de l’éternité. La validité n’est donc pas en rapport avec la chronologie, mais en rapport avec l’être. La temporalité se fait progression vers l’être. Le temps charien est ainsi un temps orienté mais, si on reprend la schématisation habituelle du temps, il ne suit pas un axe horizontal : il est orienté verticalement, de la base au sommet. Le temps du passage est avant tout celui de l’accès à l’essence, ce “ Permanent invisible ” 659 , gibier toujours chassé de la poésie.

C’est donc bien l’énoncé, et non les seuls tiroirs verbaux, qui opère une déréalisation temporelle. Mais si le poème est le lieu d’émergence d’une temporalité originale, cette dernière structure en retour le poème. La temporalité, indissociable de la progression du poème, est en rapport direct avec la structure poétique. C’est dans la progression du poème considéré intégralement que s’effectue le passage de la temporalité au hors temps, de la réalité au réel. Le sens dépend du poème tout entier, la forme toute entière fait sens.

Notes
656.

Sur la force de l’instant charien, voir Georges Blin, “ L’instant multiple ” et Georges Poulet, “ De la constriction à la dissémination ” (L’Arc n°22, 1963).

657.

“ Impressions anciennes ”, Recherche de la base et du sommet, O. C., p. 743.

658.

“ Ni éternel ni temporel ”, Le Nu perdu, O. C., p. 460.

659.

“ Permanent invisible ”, Le Nu perdu, O. C., p. 459.