I. Une poésie de la vérité

L’emploi de l’article défini, l’universalisation de l’énonciation, la métonymie d’abstraction, la déréalisation temporelle... Tous ces faits de style qui concourent à l’abstraction apparaissent dans des formes poétiques très diverses. Il semble pourtant qu’une forme utilisée par René Char corresponde le mieux à ce qu’on attend d’une expression qui vise l’essence de la réalité, qui donne une vérité du monde : l’aphorisme.

Si la critique s’est emparée du terme d’aphorisme pour désigner ses fragments poétiques, René Char ne l’a employé que rarement, en donnant le nom de “ Vers aphoristiques ” à la première section de La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, et dans un entretien accordé au Nouvel Observateur : “ Ce mouvement que font les mots est celui même que décrivent les astres, et les vers aphoristiques — quelques mots d’égal mérite — sont bien des espèces de satellites qui sillonnent le ciel mental ” 664 . A cet emploi tardif dans l’œuvre, il semble que René Char ait préféré auparavant l’image de la “ parole en archipel ” et, plus précisément, le terme de propositions 665 . Si la définition qu’il donne de l’aphorisme correspond plus à l’idée de forme fragmentaire, au sens de fulguration que l’image des satellites et des novae reflètent assez bien, celle de proposition correspond davantage à l’énoncé d’une généralité, d’un contenu ayant une valeur de vérité. On retrouve là exactement les deux tendances moderne et antique de l’aphorisme dont Philippe Moret a restitué l’histoire et l’infléchissement 666 . L’histoire de l’aphorisme est en effet celle du passage d’une forme dominée par sa dimension gnomique et représentée par la sentence, à un genre, défini par sa discontinuité, sa brièveté, et son caractère protéiforme.

Les aphorismes prennent une certaine ampleur à partir de La Parole en archipel. Ils ne sont plus numérotés comme ils l’étaient jusqu’à “ Rougeur des matinaux ” et ils deviennent plus fréquents : ils tendent à s’établir comme poèmes à part entière. Mais peut-on voir dans cette évolution un mûrissement de l’écriture dans le choix plus fréquent d’une forme propice à l’expression d’une abstraction ?

Notes
664.

“ Sous ma casquette amarante ”, Entretiens avec France Huser, O. C., p. 828.

665.

Jean-Claude Mathieu en donne l’histoire : après “ position ” et “ profession de foi ” en 1929, René Char emploie “ proposition ” en 1931, terme dont il use couramment pour désigner certaines formes qu’il pratique, celles de “ Moulin premier ” et de “ Partage formel ” (Voir La Poésie de René Char ou le sel de la splendeur, II, 1985, pp. 175-176).

666.

Philippe Moret s’applique à distinguer en diachronie et en synchronie l’adage, l’apophtegme, l’aphorisme, l’emblème, l’épigramme, le fragment, l’inscription, la note, la réflexion, le sentence, et le proverbe, termes qui ne se recoupent que partiellement (Voir Tradition et modernité de l’aphorisme, 1997).