d/ L’énoncé bref et discontinu : “ Les Dentelles de Montmirail ”

Mais faut-il voir dans l’aphorisme

‘L’angle de l’oreiller se moque de la tête.

un énoncé prédicatif aphoristique, ou un simple énoncé assertif ? La limite paraît très mince et poreuse entre les énoncés prédicatifs nettement formulaires et ceux qui échappent à la formule, d’autant mieux que, si la forme de certains aphorismes peut ressembler à celles de proverbes, le contenu leur échappe plus nettement. Le statut de ces fragments reste souvent incertain dans l’unité du poème. Leur formulation les rapproche même parfois du poème en prose et lui emprunte des codes narrativo-descriptifs. Si certains énoncés de “ Les Dentelles de Montmirail ” 673 sont nettement analytiques comme

‘L’essentiel est ce qui nous escorte, en temps voulu, en allongeant la route. C’est aussi une lampe sans regard, dans la fumée.

prescriptifs

‘Ne regardez qu’une fois la vague jeter l’ancre dans la mer.

Nous n’avons qu’une ressource avec la mort : faire de l’art avant elle.

et prédicatifs

‘Le probe tombeau : une meule de blé. Le grain au pain, la paille pour le fumier.

Les pluies sauvages favorisent les passants profonds.

D’autres échappent au style formulaire par cette large voie ouverte par la prédication :

‘Avec des poings pour frapper, ils firent de pauvres mains pour travailler.

L’écriture d’un bleu fanal, pressée, dentelée, intrépide, du Ventoux alors enfant, courait toujours sur l’horizon de Montmirail qu’à tout moment notre amour m’apportait, m’enlevait.

Cette neige, nous l’aimions, elle n’avait pas de chemin, elle découvrait notre faim.

L’emploi des temps du passé, des pronoms de l’interlocution et d’indices d’un embrayage sur la situation d’énonciation, comme l’ambigu démonstratif initial “ cette ”, éloignent nettement ces énoncés du type prédicatif formulaire. C’est le mode narratif qui vient investir le fragment, comme en un embryon de poème en prose. Ce type de fragment apparaît de façon significative à la fin ou au début de poèmes aphoristiques, comme pour en explorer les marges, à même de faire verser l’aphorisme dans le poème en prose. Il y a une sorte de perméabilité poétique, par la prédication, de l’aphorisme au poème en prose. La fin d’ “ Excursion au village ” et de “ La Frontière en pointillés ” sont de ce type. Plus nettement encore, “ Ce bleu n’est pas le nôtre ” 674 commence par le fragment

‘Nous étions à la minute de l’ultime distinction. Il fallut rapatrier le couteau. Et l’incarnat analogique.

et s’achève sur

‘Alors disparurent dans la brume les hommes au petit sac.

Le début et la fin relèvent nettement du récit, dont l’emploi du passé simple est significatif dans les deux cas, renforcé dans l’aphorisme final par une énonciation maintenue sur le plan de la délocution.

Que reflètent réellement les aphorismes ? La tendance des poèmes à exprimer une réflexion, à ‘‘philosopher”, tendance qui va de la simple opinion à la vérité générale. Ce sont ces nuances au sein d’une écriture de la pensée qu’il est intéressant de déterminer. Parmi ces aphorismes, certains sont formulés comme des énoncés gnomiques, qui peuvent être considérés comme le degré extrême d’un discours généralisant. Ils relèvent pleinement des formes proverbiales, à distinguer des purs proverbes 675 . Certains énoncés chariens ressemblent donc à des proverbes sans en être, tandis que d’autres relèvent davantage d’une écriture réflexive que proverbiale. Les proverbes ne forment d’ailleurs pas une “ classe homogène ” avec une “ description linguistique homogène ”, mais ils “ constituent en fait un ensemble de “sous-classes” ” 676 . Il y a des degrés d’écriture proverbiales dont les aphorismes chariens sont le reflet.

Avec l’expression prédicative de la vérité, c’est non seulement la formulation de l’aphorisme qui est en jeu mais l’enchaînement même de ce type d’énoncés. Si les aphorismes sont tout simplement des énoncés poétiques, leur autonomie tend à disparaître et ils se fondent alors plus ou moins dans l’unité du poème. Plus que des aphorismes autonomes, on aurait dans certains cas des fragments susceptibles d’être associés.

Notes
673.

“ Les Dentelles de Montmirail ”, La Parole en archipel, O. C., pp. 413-415.

674.

“ Ce bleu n’est pas le nôtre ”, Aromates chasseurs, O. C., pp. 511-512.

675.

Plusieurs critères permettent traditionnellement d’identifier les proverbes : la “ distinction locuteur/énonciateur ” qui sépare le proverbe de l’opinion, “ le statut vox populi de l’énonciateur ”, “ la valeur de vérité générale, qui interdit l’insertion d’une dimension temporelle ”, “ la présentation du proverbe comme vérité d’exception ”, enfin “ l’opposition entre vérité générale et vérité universelle ”. Beaucoup d’énoncés de René Char obéissent à ces critères, mais ces derniers eux-mêmes ne sont pas absolument valables, sauf le deuxième, selon Jean-Michel Gouvard (Jean-Michel Gouvard, op. cit., p. 49).

676.

Ibid., p. 54.