b/ Une valeur personnelle : le “comme si”

La vérité est personnelle. 682
Et la vérité, il ne faut pas craindre de se répéter, est personnelle, stupéfiante et personnelle. 683

Analysant un énoncé de “ Viera da Silva, chère voisine, multiple et une... ” 684 , Jen-Michel Gouvard émet une réserve sur la valeur universelle des aphorismes : “ [...] un énoncé comme “Qui boit à l’éclair goûte aussi son froment” n’a jamais connu d’autres actualisations, il n’y a pas écho d’un énoncé effectivement déjà actualisé et interprété maintes et maintes fois sous une forme échoïque, mais tout se passe comme si le locuteur se faisait l’écho d’un énoncé qui ne serait lui-même interprétable que sous une forme échoïque ” 685 . Il différencie ainsi les proverbes des formes proverbiales : “ Dans le cas du proverbe, l’énoncé échoïque est reconnu comme étant vraiment l’écho d’un énoncé qui n’est lui-même interprété que sous une forme échoïque et qui fait partie des connaissances encyclopédiques : il est reconnu comme proverbe ; dans le cas de la forme proverbiale, l’énoncé n’est pas reconnu comme un “vrai” proverbe, il n’a pas de référent dans l’univers connu et partagé par les interlocuteurs [...] ” 686 . Ce type d’énoncé est donc un ““faux” proverbe ”, mais on le reconnaît “ comme un énoncé qui pourrait n’être interprétable que sous une forme échoïque, s’il existait ”. C’est dans cette mesure qu’il y a bien création d’un monde, postulation d’un univers régi par ses lois naturelles et humaines. Le réel charien est bien le pays de “ Qu’il vive ! ” qui n’est “ qu’un voeu de l’esprit, un contre-sépulcre ” 687 .

La stéréotypie évoquée n’existe donc pas, elle est créée parce qu’elle est créatrice d’un univers : “ Inventer une forme proverbiale, c’est construire sa propre vision du monde et inventer sa propre morale, mais avec la volonté de les présenter comme faisant partie des représentations typiques d’un univers supposé connu et partagé de tous ” 688 . Il y a là un coup de force qui fait passer une perception individuelle pour une vérité. L’assertion est en fait valable dans un univers de croyance, celui du poème. L’emploi du pronom collectif nous est particulièrement significatif de cette postulation universelle puisqu’elle vise une communauté tout en impliquant le sujet qui détermine en fait l’énoncé.

Les formes proverbiales ne sont pas l’aboutissement d’une poétique, celle de l’abstraction, et le fait que René Char ne fasse que leur emprunter traduit bien qu’il s’agit d’une dynamique de généralisation, d’universalisation, plus qu’un état général ou universel définitif dont il s’agirait de transmettre le contenu. Si les véritables proverbes sont absents, le poète joue toutefois souvent dans ses aphorismes sur la ressemblance avec ces formes, en glissant également vers d’autres formes poétiques. L’écriture charienne ne fait qu’emprunter les voies de l’écriture de la vérité. Et ce type d’emprunt n’est absolument pas une déviation du discours poétique qui intégrerait des formes étrangères et “impures”. L’importance de tels énoncés dans la poésie moderne et contemporaine est significative. Elle refléterait même, selon Marc Dominicy, la spécificité du texte poétique qui serait marqué par une tendance à l’expression de la vérité.

Il n’y a pas de véritables proverbes dans l’œuvre de René Char, mais bien plutôt des formes proverbiales. Il y a bien en revanche des aphorismes au sens traditionnel, mais ce sens est loin de refléter l’écriture de tous les fragments, et c’est sans doute la définition moderne de l’aphorisme comme écriture fulgurante qui peut permettre de compléter l’analyse. Historiquement, la dimension gnomique de ce type d’énoncé s’efface devant sa brièveté et sa discontinuité. Avec la maxime de l’âge classique, l’universalité lié à l’énoncé gnomique disparaît : la vérité s’incarne, l’idée vient de la vie, l’anecdote et les contingences historiques entrent dans le champ aphoristique. L’aphorisme s’infléchit vers la contingence et la subjectivité, et il devient polymorphe. On est passé de l’aphorisme-définition à l’aphorisme-remarque qui réalise une “ synergie ” 689 entre l’instant et l’universel, entre la circonstance personnelles et la vérité qui la transcende.

Notes
682.

“ Rougeur des matinaux ”, Les Matinaux, O. C., p. 328.

683.

“ Le Mariage d’un esprit de vingt ans ”, Recherche de la base et du sommet, O. C., pp. 662-663.

684.

“ Viera da Silva, chère voisine, multiple et une... ”, Fenêtre dormantes et portes sur le toit, O. C., pp. 585-586.

685.

Jean-Michel Gouvard, op. cit. , pp. 58-59.

686.

Jean-Michel Gouvard, op. cit. , p. 59.

687.

“ Qu’il vive ! ”, Les Matinaux, O. C., p. 305.

688.

Jean-Michel Gouvard, op. cit. , p. 61.

689.

Philippe Moret, op. cit., p. 213.