2. Intensité sémantique

Avec un proverbe, on accède directement à un stéréotype alors qu’avec la forme proverbiale, on passe par une étape de lecture, voire d’analyse d’une figure qui est souvent la métaphore. On touche là également à la part de créativité qui caractérise les formes proverbiales, par opposition à la lexicalisation des proverbes. Il y a d’ailleurs dans les aphorismes de René Char plus de formes proverbiales métaphoriques que de formes proverbiales non métaphoriques. Le cinquième fragment du poème “ Le Terme épars ”


Petite pluie réjouit le feuillage et passe sans se nommer.

peut certes être considéré comme imagé, mais il commence comme le véritable proverbe Petite pluie abat grand vent qui est lexicalisé. On peut considérer que l’aphorisme charien remotive un proverbe en le délexicalisant par une substitution : seul le groupe nominal initial reste inchangé.

Jacques Fontanille insiste sur la dimension figurative de certains aphorismes qui “ [...] rabattent des pensées abstraites et des états d’âme, sur des états de choses et sur les figures du monde naturel ; comme dans la pensée mythique, à partir d’une notion ou d’un rapport abstraits, des pensées, des ensembles figuratifs et des micro-récits concrets se déploient. Ce serait en quelque sorte l’effet d’une sagesse, dont la voix de EGO ne serait que le véhicule indirect, et qui saurait reconnaître dans l’ “apparaître” — c’est-à-dire dans les manifestations du monde naturel — la forme même de l’ “être” ” 692 . L’analyse est capitale, qui expose clairement que la pensée puisse passer par la réalité. Nous corrigeons simplement un élément : la démarche de Char ne “ raba[t] ” pas un contenu intellectuel sur le monde sensible, ne “ déploi[e] ” pas du concret à partir d’un contenu intellectuel. Ce dernier en effet ne préexiste pas à un monde naturel sur lequel il serait pour ainsi dire plaqué. Il en est issu comme de ce qui le fait naître.

La dimension figurative est très nette dans le troisième aphorisme :

‘Qui convertit l’aiguillon en fleur arrondit l’éclair.

Cette dimension figurative repose sur la perception géométrique de formes et sur l’axiologie des termes qui dénotent ces formes. La forme longitudinale de l’aiguillon et de l’éclair, souvent représenté comme un long trait mince et sinueux, est une forme agressive : l’aiguillon est fait pour piquer, l’éclair a une direction, celle du passage de la lumière rapide qui le dessine. Le fait de convertir, étymologiquement se tourner vers, indique une transformation, une transmutation. En changeant l’aiguillon en fleur, on reste dans la botanique puisque l’aiguillon peut désigner l’épine d’un végétal. L’isotopie est cohérente, mais c’est plutôt le sens plus courant de “ pointe pour piquer ”, notamment les animaux, qui prévaut. C’est surtout la forme qui change : on passe de la ligne à la courbe, et d’une axiologie dysphorique, avec l’idée d’agression, à une axiologie euphorique. On passe également d’une valeur pragmatique ambivalente, car elle lie le bien et le mal dans l’idée d’une agression qui serait stimulation, à une valeur esthétique claire, celle du beau. Cette transformation où le convertir est un arrondir, est renforcée par l’écho de la diphtongue [õ], le retour du [i] et du [R] dans un infinitif du même groupe, et la sonorisation de la dentale [t] en [d]. La similarité de la transformation de l’aiguillon et de celle de l’éclair est suscitée également par une certaine proximité phonétique de fleur et d’éclair, avec le [l] et le [R] de la finale suspensive. Il s’agit non de supprimer la menace mais de la discipliner, d’en inverser les principes agressifs. L’action humaine, qui s’exerce ici au sein du monde naturel, est une sagesse, celle qui consiste à modifier le pôle négatif d’une force pour l’inverser en pôle positif.

Le quatrième aphorisme est également construit sur une image :

‘La foudre n’a qu’une maison, elle a plusieurs sentiers. Maison qui s’exhausse, sentiers sans miettes.

Par rapport à l’éclair de l’aphorisme précédent, la foudre relève de la même situation orageuse : c’est une décharge électrique qui s’accompagne de la lumière de l’éclair et de la détonation du tonnerre. Elle n’a qu’un point d’impact terrestre, mais emprunte plusieurs voies célestes, celles des éclairs. Si elle ne laisse pas de trace sur son trajet, c’est que toute sa force est intégralement concentrée sur son impact. L’importance de ce dernier est soulignée par la formulation resctrictive, par opposition avec la pluralité signifiée dans la seconde partie de la première phrase. Et paradoxalement, cet impact, loin d’être funeste et de produire un événement désastreux, comme il peut arriver dans le phénomène naturel, a une conséquence bénéfique : il suscite une construction. Il ne détruit pas la maison mais agit de telle sorte qu’elle “ s’exhausse ”. Selon le Littré, “ exhausser, c’est hausser considérablement ; c’est aussi donner plus de hauteur à ce qui a déjà une certaine hauteur ”. L’image ne suit pas la logique naturelle de la destruction, elle l’inverse. De plus, la dimension argumentative qu’elle suscite n’est jamais explicite. La syntaxe privilégie la parataxe asyndétique dans l’absence de tout lien logique ou chronologique. Cette condensation syntaxique est à l’image de la rapidité de la foudre. Eclair et foudre sont deux images qui entrent dans l’univers figuratif charien et, par leur fréquence, ils acquièrent un statut symbolique dans l’œuvre. Leur valeur associe souvent la rapidité et l’euphorie.

Enfin le douzième fragment représente un crépuscule, thème qui, par la vision esthétique qu’il implique, suscite l’analogie et l’image :

‘Comme l’incurieuse vérité serait exsangue s’il n’y avait pas ce brisant de rougeur au loin où ne sont point gravés le doute et le dit du présent ! Nous avançons, abandonnant toute parole en nous le promettant.

La modalité exclamative, le déictique “ ce ” de “ brisant ”, la locution adverbiale “ au loin ” qui situe la distance par rapport au locuteur, et l’emploi de la personne “ nous ”, inscrivent ce fragment dans une circonstance précise. Mais plusieurs facteurs immobilisent le temps : l’emploi de l’imparfait, à valeur sécante ; celui d’un présent passif dans la relative ; la présence, dans la dernière phrase, du lexème imperfectif avancer, conjugué au présent ; celle du participe présent “ abandonnant ” et du gérondif “ en promettant ”. L’effet d’immobilisation temporelle est propice à l’émergence d’un sentiment de vérité perceptible dans le monde lui-même. Une opinion, dans une circonstance, prend des allures de vérité sur le monde de cette circonstance. La certitude d’une vérité s’inscrit dans la perception de l’horizon, elle se lit dans la couleur du soleil levant ou couchant. Mais son contenu est absent, elle se définit par défaut, par la négation du doute et du présent : elle est le plein “ incurieu[x] ” 693 de ce creux mentionné, et n’est accessible qu’au futur, dans l’avancée, le rapprochement qu’elle suscite. La vérité est réellement un horizon d’attente. Plus qu’à travers un contenu conceptuel, c’est par l’intermédiaire d’un contenu sensible qu’elle apparaît.

Ces formes proverbiales font une large place à la métaphore vive, ce qui montre l’étroite imbrication de l’image et de la pensée. Plus qu’une pensée par l’image, c’est l’image qui pense, qui fait penser : c’est le réel qui suscite la vérité et non la vérité qui s’illustre par le réel comme dans le processus allégorique.

L’emploi des aphorismes reste complexe dans la poésie de René Char, à la fois dans leur unité, dans leur relation avec un ensemble, et dans leur évolution au cours de l’œuvre.

Leur étendue est très variable, d’une seule phrase à un paragraphe : ce développement constitue une passerelle possible avec les poèmes en prose, qui ne sont alors distingués que par la présence d’un titre et leur autonomie, tandis que les aphorismes restent groupés. Le Nu perdu reflète cette tendance de l’aphorisme à se rapprocher du poème en prose : des poèmes comme “ Pause au château cloaque ” 694 ou “ Cotes ”, les sections “ Le Chien de cœur ” et “ L’Effroi la joie ” sont caractéristiques de cette évolution qui prend toute son ampleur dans le final “ Contre une Maison sèche ” 695 , qui ne réunit que des fragments.

La relation entre les aphorismes et l’ensemble dans lequel ils apparaissent est également très variable. Un poème regroupe parfois des fragments nettement cohérents entre eux (“ Sur une nuit sans ornement ” 696 ) ou dont la cohérence est plus difficile (“ Contre une maison sèche ” 697 , “ Aromates chasseurs ” 698 ), des ensembles qu’on peut qualifier de brefs (“ Souvent Isabelle d’Egypte ” 699 ) et des ensembles très longs (“ Lombes ” 700 ).

Faut-il voir dans la place prise par les fragments une évolution de la poétique charienne, un infléchissement des formes qui deviendraient plus nettement aphoristiques ? Le tournant n’est en tout cas pas aussi net puisque, si les formes fragmentaires demeurent importantes après Le Nu perdu, il semble qu’elles ne se soient autant rapprochées du poème en prose que dans ce recueil. Dans les premières sections de La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle et d’Aromates chasseurs, dans la section “ Cruels assortiments ” des Chants de la Balandrane, les aphorismes prennent des dimensions plus réduites et cèdent moins à la tentation du poème en prose.

L’aphorisme est devenu un genre au XXème siècle, issu de la forme aphoristique gnomique et sentencieuse des siècles précédents. Malgré le “ dépaysement ” 701 surréaliste infligé à l’aphorisme, il conserve dans la poésie contemporaine une réelle dimension gnomique. L’aphorisme est ainsi un versant indéniable de la poétique charienne, mais avec des nuances propres au poète : il ne respecte pas toujours la brièveté et il s’enrichit de la représentation, porte ouverte sur l’image mais aussi sur la narration. La vérité poétique ne cesse de s’informer dans la réalité.

Notes
692.

Jacques Fontanille, op. cit., p. 39.

693.

Etymologiquement, est incuriosus ce qui est indifférent, sans égard, négligeant mais aussi négligé. Les premières acceptions nous semble intéressantes car elles font de l’adjectif une hypallage : si nous sommes incurieux de la vérité, nous ne la voyons même pas, elle nous paraît incolore.

694.

“ Pause eu château cloaque ”, Le Nu perdu, O. C., pp. 426-427.

695.

“ Contre une maison sèche ”, Le Nu perdu, O. C., pp. 479-483.

696.

“ Sur une nuit sans ornement ”, La Parole en archipel, O. C., pp. 392-393.

697.

“ Contre une maison sèche ”, Le Nu perdu, O. C., pp. 479-483.

698.

“ Aromates chasseurs ”, Aromates chasseurs, O. C., pp. 512-513.

699.

“ Souvent Isabelle d’Egypte ”, Chants de la Balandrane, O. C., p. 551.

700.

“ Lombes ”, Aromates chasseurs, O. C., pp. 516-518.

701.

Voir Marie-Paule Berranger, Dépaysement de l’aphorisme, 1988.