1. Après la rhétorique de l’exclusion du récit en poésie

Mallarmé puis Valéry font de la prose un langage de communication, un langage dit transitif car il aurait pour raison d’être de transmettre un message utile et resterait donc subordonné à une exigence d’efficacité. Ce type de discours identifié à la prose aurait des affinités marquées avec le récit et s’opposerait à la parole poétique. Mais, par le poème en prose, il s’introduit dans la poésie qui ne peut pour sa part être réduite au vers. Henri Meschonnic s’oppose à une tradition qui “ a trop poétisé la poésie ” 702 . La prose ne s’oppose pas au vers, mais tous deux s’opposent au discours ordinaire. La définition aristotélicienne de la poésie insiste d’ailleurs plus sur la mimesis que sur les vers. Or la mimesis a longtemps été considérée comme une reproduction servile de la réalité, alors qu’elle en est une construction, C’est en tant que reproduction de la réalité, ce qui est un faux sens, qu’on a repoussé la conception aristotélicienne de la poésie comme mimesis, au nom d’un platonisme qui privilégie l’intelligible sur le sensible. C’est pourtant bien la poésie comme construction qui définit la poésie plus que le vers. A l’origine, la poésie résume la littérature, elle est en vers, elle est narrative : elle représente des actions humaines et exclut le discours lyrique. Pendant longtemps, le poétique s’est ainsi réduit au représentatif, mais son histoire est une succession de glissements et de confusions. Le discours lyrique, initialement exclu, va progressivement gagner du terrain et prendre même toute la place dans le champ de la poésie, en évinçant le discours narratif qui, en se “prosaïsant”, c’est-à-dire en se “déversifiant”, s’est déplacé vers le roman. La poésie lyrique, qui n’avait pas droit de cité dans la poésie, la représente alors tout entière. L’exclu devient le seul inclus, un renversement total s’est opéré. 703

Lorsque la poésie se voit identifiée au discours lyrique, elle exclut toute représentation dont la manifestation privilégiée est le récit. La poésie moderne correspond ainsi à ce moment de l’histoire de la poésie où elle est refus total du monde, de la référence, et partant du mode de représentation qui lui est attaché, le récit. Elle devient restitution d’une présence au monde, et non pas représentation. C’est avant tout le récit comme forme, comme technique révélatrice d’une vision du monde qui fait l’objet d’un déni, déni qui s’observe d’ailleurs non seulement en littérature mais aussi dans les autres arts. La poésie doit être ce langage essentiel et pur selon Valéry, qui ne peut que déchoir dans le “ narrer ”, l’“ enseigner ” et le “ décrire ” fustigés par Mallarmé 704 . On ne peut pas oublier non plus le mépris affiché par André Breton envers le réalisme et l’arbitraire de l’anecdote qui justifient sa condamnation du roman 705 . C’est oublier que la mimesis comme représentation poétique n’est précisément pas une reproduction de la réalité mais sa construction poétique, sa mise en poésie en même temps qu’en poème. L’ordre est en tout cas donné de chasser le récit, et à travers lui la narration et la description, ainsi que le commentaire et les données référentielles. Cette exclusion s’est faite selon une logique essentialiste, de type platonicien. La réalité n’étant qu’une copie fallacieuse des idées, leur déchéance, l’apparence sensible ne peut être que rapidement dépassée au profit de l’intelligible. La poésie pure correspondrait a contrario à une exigence de retrait de la poésie en dehors de la réalité, du sensible, de la matière. Mais ce retranchement ne peut s’effectuer qu’au risque de perdre la poésie elle-même. D’ailleurs la réalité subsiste comme ancrage absolu : loin d’être rejeté, le sensible est le sol de toute poésie car l’essence n’existe pas par elle-même, elle n’est pas une substance à part entière que la réalité ne ferait qu’incarner dans un second mouvement. L’être d’une chose n’existe que parce que la chose est d’abord réelle, et non a priori. La dimension narrative de la poésie de René Char s’inscrit pleinement dans la nécessité redécouverte ou maintenue d’un enracinement.

Si la poésie s’oppose à la prose, c’est à l’intérieur du discours littéraire qui lui-même s’oppose au discours ordinaire. Dire qu’elles s’ajoutent serait donc plus juste. Le récit est alors une catégorie tranversale qui peut caractériser aussi bien le discours littéraire que non littéraire et, à l’intérieur de ce dernier, la prose comme la poésie et, dans la poésie, les poèmes en vers comme les poèmes en prose. L’histoire de l’exclusion du discours narratif de la poésie est le résultat d’une confusion qui s’est généralisée, entre les genres du discours desquels relève le récit, et les genres littéraires ou formes historiques de la littérature auxquels on rattache la poésie. Si les classiques définissaient la poésie par la mimesis, c’est à une époque où elle excluait le lyrique et privilégiait le narratif. Lorsque les modernes condamnent la mimesis, c’est à une époque où la poésie n’est plus que lyrique, et rejette le narratif qui définit alors principalement le roman. Avec la modernité, la poésie n’a donc plus pour fonction de représenter, d’autant moins que la fiction qui définissait la mimesis est devenue narration au sens moderne. De plus, le vers ne définissant plus la poésie qui peut être en prose, c’est le mode de représentation, qui en l’occurrence est une exigence de non-représentation, et la thématique, qui deviennent les critères de définition de la poésie.

Mais si cette exclusion fonde une partie de la théorie de la poésie depuis la modernité et pendant une centaine d’années selon Dominique Combe, la création poétique ne l’a pas mise en pratique de façon rigoureuse. De plus certains poètes comme René Char ont marqué un retour net et assumé du narratif en poésie. C’est avec Fureur et mystère dès les années quarante que René Char fait émerger le récit dans son œuvre poétique d’une façon déjà très sûre que les recueils postérieurs ne démentiront pas.

Notes
702.

Henri Meschonnic, Critique du rythme, 1982, p. 482.

703.

Sur l’histoire des rapports de la poésie avec la prose et le récit, nous nous appuyons sur les travaux de Dominique Combe (Poésie et récit, 1989, voir notamment pp. 63-71).

704.

Stéphane Mallarmé, Oeuvres complètes, 1945, p. 368.

705.

Voir André Breton, “ Manifeste du surréalisme (1924) ”, Manifestes du surréalisme, pp. 16-19.