Le poème en prose est la forme dans laquelle poésie et récit s’associent naturellement en dehors des contraintes formelles imposées par la versification. Avec la mise en prose, le poème se narrativise. L’ensemble du poème peut déployer les germes de descriptions et de narrations qui émergeaient dans les aphorismes. Le poème en prose semble pouvoir prendre en charge le récit traditionnellement exclu du poème versifié, mais le partage rhétorique entre la poésie et le récit n’est pas pour autant aboli dans les esprits car le poème en prose conserve un statut marginal même s’il est très répandu aujourd’hui. Bien qu’il soit une forme considérée comme synthétique, il repose toujours sur une logique dualiste et, malgré la synthèse formelle effective, les deux composantes restent distinguées dans leur réconciliation même, ne serait-ce que dans l’appellation de poème en prose. Dans l’œuvre de René Char, cette forme très fréquente est devenue une forme de prédilection précisément parce qu’elle autorise un plus grand développement du récit et une saisie directe de l’émotion de la réalité.
René Char joue avec le récit traditionnel au début de “ La Minutieuse ” dont la composition respecte plusieurs faits propres au discours narratif :
‘L’inondation s’agrandissait. La campagne rase, les talus, les menus arbres désunis s’enfermaient dans des flaques dont quelques-unes en se joignant devenaient lac. Une alouette au ciel trop gris chantait. Des bulles çà et là brisaient la surface des eaux, à moins que ce ne fût quelque minuscule rongeur ou serpent s’échappant à la nage. La route encore restait intacte. Les abords d’un village se montraient. Résolus et heureux nous avancions. Dans notre errance il faisait beau. Je marchais entre toi et cette Autre qui était Toi. Dans chacune de mes mains je tenais serré votre sein nu. Des villageois sur le pas de leur porte ou occupés à quelque besogne de planche nous saluaient avec faveur. Mes doigts leur cachaient votre merveille. En eussent-ils été choqués ? L’une de vous s’arrêta pour causer et pour sourire. Nous continuâmes. J’avais désormais la nature à ma droite et devant moi la route. Un bœuf au loin, en son milieu nous précédait. La lyre de ses cornes, il me parut, tremblait. Je t’aimais. Mais je reprochais à celle qui était demeurée en chemin, parmi les habitants des maisons, de se montrer trop familière. Certes, elle ne pouvait figurer parmi nous que ton enfance attardée. Je me rendis à l’évidence. Au village la retiendraient l’école et cette façon qu’on les communautés aguerries de temporiser avec le danger. Même celui d’inondation. Maintenant nous avions atteint l’orée de très vieux arbres et la solitude des souvenirs. Je voulus m’enquérir de ton nom éternel et chéri que mon âme avait oublié : “ Je suis la Minutieuse. ” La beauté des eaux profondes nous endormit. 706“ La Minutieuse ”, La Parole en archipel, O. C., pp. 354-355.