a/ La description réaliste d’un surréel

Le décor réaliste, dont nous avons déjà évoqué la précision, est construit de façon classique. Sans donner lieu à une véritable liste, le début du poème déploie un champ lexical qui permet de construire un paysage. Après la mention du terme-clé de la scène, “ l’inondation ”, apparaissent de façon mêlée les termes qui décrivent le cadre naturel et ceux qui évoquent l’événement dont il est la scène : “ campagne ”, “ talus ” et “ arbre ” précèdent “ flaques ” et “ lacs ” dont la paronymie renforce l’association ; mais “ alouette ”, “ rongeur ” et “ serpent ” sont ensuite impliqués dans les mêmes procès que “ ciel trop gris ”, “ bulles ”, “ surface des eaux ” et “ nage ”, qui décrivent l’événement.

Cependant l’actualisation de cette séquence descriptive ne passe pas par des verbes de description artificiels. Ces derniers font généralement de la description une pause dans le récit, dans la mesure où la succession du texte ne correspond qu’à la nécessaire linéarité de la représentation de phénomènes concomitants. Rester et se montrer s’apparentent à ce type de catachrèses descriptives. Ils relèvent d’une prédication du décor purement rhétorique : la description transforme le verbe d’action se montrer en verbe d’état. En revanche, le début de la séquence descriptive est marquée par son inscription dans une séquence de récit. Elle est narrativisée par l’intermédiaire de verbes pronominaux qui semblent donner l’initiative à ces éléments du décor : il s’agit dans la première phrase de s’agrandir pour l’inondation, dans la seconde phrase de s’enfermer pour la campagne et les arbres, et de se joindre pour les flaques. La nature est perçue comme animée d’un fort dynamisme qui crée une certaine dramatisation, suscitée par le sens catastrophique du lexème initial “ inondation ” et renforcée notamment par l’identification incertaine de l’animal dans la troisième phrase. Le poème présente un décor en transformation où les verbes de description perdent leur fonction de purs artifices pour dénoter véritablement un procès, procédé auquel les verbes briser et s’échapper qui suivent ressortissent encore.

Une telle animation du décor, lorsqu’elle est aussi marquée, constitue les meilleures prémices à l’entrée dans un univers non réaliste où l’étrange le dispute à l’inquiétant. Serpent ou rongeur, l’animal amphibie est une figure inquiétante car elle n’est qu’une hypothèse permettant d’expliquer un phénomène non identifiable. Une discordance manifeste s’établit entre la construction dysphorique du décor et l’effet qu’il produit ou plutôt ne produit pas sur les personnages. Dans un paysage de désastre, les protagonistes, “ heureux ”, semblent se promener avec une étrange désinvolture : pour eux, il fait “ beau ”. A cette discordance s’ajoute la dissociation de la femme qui accompagne le locuteur. Avec la phrase “ Je marchais entre toi et cette autre qui était Toi ”, on glisse vers le surréel où peuvent exister deux figures d’un seul être. La description, aussi classique soit-elle dans sa forme, devient un excellent outil de déréalisation.