b/ Une narration ordinaire de l’extraordinaire

Le traitement temporel de la narration qui succède à la dominante descriptive emprunte des voies également traditionnelles : l’imparfait est employé pour évoquer l’arrière-plan descriptif. C’est la valeur aspectuelle de ce tiroir verbal qui domine, sa valeur sécante, qui s’accorde parfaitement avec des lexèmes imperfectifs pour créer une durée dans “ nous avancions ” et “ je marchais ”. L’imparfait prolonge la description par l’évocation d’une déambulation en cours.

Le premier passé simple apparaît seulement au milieu du texte, avec le verbe perfectif s’arrêter. Il exprime une action unique qui marque la séparation d’avec l’un des doubles féminins. Il est assez remarquable que ce soit cette séparation qui fasse événement, et non le phénomène de dissociation du personnage féminin précédemment mentionné dans le poème. L’extraordinaire de cette dissociation n’est pas un événement dans l’univers décrit où elle est présupposée : elle apparaît d’ailleurs dans une proposition subordonnée relative déterminative. Le changement de temps du passé permet donc de décaler l’événement extraordinaire, de l’identifier avec une action qui peut paraître anodine dans le déroulement de la promenade, tandis que le phénomène véritablement inattendu est intégré dans le récit.

Après un seconde passage descriptif s’ouvre une séquence fondée sur une dominante réflexive, déclenchée par l’expression d’un sentiment :

‘Je t’aimais. Mais je reprochais à celle qui était demeurée en chemin, parmi les habitants des maisons, de se montrer trop familière. Certes, elle ne pouvait figurer parmi nous que ton enfance attardée. Je me rendis à l’évidence. Au village la retiendraient l’école et cette façon qu’on les communautés aguerries de temporiser avec le danger. Même celui d’inondation.

Les passés simples qui suivent ont une valeur de rupture : parut interrompt la description, rendis suspend la réflexion, et le dernier verbe, voulus, coupe court au récit de la progression spatiale qui vient à peine de reprendre et qui est d’ailleurs déjà considéré a posteriori par le plus-que-parfait “ avions atteint ”. Ces passés simples viennent accorder la description, la pensée et la promenade qui se superposent dans un même rythme déambulatoire. Mais ils les associent également dans une même restitution modalisée des événements. Alors que la réalité du début du poème n’est pas mise en doute, elle est soumise à un certain soupçon dans la suite de la promenade : si “ il me parut ” est une modalisation très forte de la vision du bœuf qui reflète le doute, “ je me rendis à l’évidence ” exprime clairement un renversement d’opinion quant à l’appréciation de la réalité, et enfin “ je voulus m’enquérir ” manifeste une volonté de réaction non pas face à une réalité trompeuse, mais par rapport à un réel oubli. La réalité semble se déliter dans ce croissant soupçon sur l’actualité des faits.

Ainsi, l’événement relaté par les passés simples n’est pas l’actualisation d’un surréel, mais la déréalisation du monde actuel. L’extraordinaire du poème ne réside pas dans l’expression d’une surréalité mais dans la disparition de la réalité. La phrase finale, alexandrin qui triche avec les deux hémistiches, joue un rôle évident de clausule poétique, avec le renversement victorieux des eaux initiales menaçantes. Ce renversement correspondrait à l’aboutissement de la disparition de la réalité, baisser de rideau dont l’arrivée du sommeil serait la meilleure image. Mais cet effacement progressif de la réalité ne débouche pas sur un vide. La fin du poème la remplace par ce “ grand réel ” qui est celui des essences en faisant allusion au “ nom éternel ” dans un langage de l’“ âme ”. Et ce “ grand réel ” est le seul surréel envisageable. La surréalité ne réside donc pas dans l’étrange et le merveilleux dont la femme dissociée serait le signe, signe précisément rejeté puisqu’il n’est pas mis en valeur dans le récit. La seule surréalité envisageable est dans le prolongement de la réalité dont elle est l’essence, dans son approfondissement que les “ eaux profondes ” finales représentent.

Le poème s’achève sur le sommeil qui, dénotant la fin de l’éveil, signale la fin de l’action qu’est la promenade. Mais l’effacement progressif de la réalité représentée ou, du moins, le fort soupçon qu’elle suscite dans l’énoncé, fait cependant naître une interrogation concernant la représentation cette fois de l’énonciation : ne faut-il pas inverser les moments de veille et de sommeil, comme un négatif photographique, car l’eau de ce récit a le goût des rêves tout comme la fantaisie qui le traverse ? La douce plongée dans le sommeil ne serait que l’envers exact du réveil brutal qui clôt nombre de récits de rêve et signe le retour du dormeur à la réalité : “ Au réveil il était midi ” 707 , ou plutôt minuit ici.

Qu’il s’agisse de la réalité ou d’un rêve, le poème est très nettement narrativo-descriptif, à la fois dans le traitement réaliste et dans l’intégration des éléments surréels. Indéniablement René Char raconte. La forme du poème en prose y prédispose sans aucun doute, mais la prose n’est pas prosaïsme, elle reste poésie. Le poème en prose peut non seulement inclure ce qui semble appartenir à la poésie versifiée comme l’image, mais il est sans doute dans l’œuvre de René Char la forme la plus révélatrice de la poétique de l’abstraction

Notes
707.

“ Aube ”, Rimbaud, Illuminations, 1984, p. 178.