La première séquence est marquée par une forte métaphorisation, qui est une mise en scène de l’image. Le comparant est narrativisé : la vision superpose rapidement dans le premier paragraphe les domaines terrestre et maritime, ouvrant le champ de l’image par une comparaison : “ Nous avancions sur l’étendue embrasée des forêts, comme l’étrave face aux lames [...] ”. L’univers référentiel décrit par “ forêts ”, “ village ”, “ bâtisse ”, “ sous-bois ” est lui-même l’objet d’une métaphorisation qui transforme le cadre naturel en espace construit, comme un décor, avec “ cloison ” et “ plafond ”. L’univers maritime imageant repose quant à lui sur les termes “ étraves, “ lames ”, “ onde ”, “ nef à l’ancre ”, “ passants ”, “ grand-voile ”, “ mer ”, “ barques ”, auxquels on peut ajouter “ cloison ” dans une acception spécifiquement maritime 715 . L’originalité du texte tient en fait à la complexité et à la motivation de cette métaphorisation. La marche est en effet à la fois une vague et une fièvre, susceptible de troubler la vision et de l’exalter. Un mot comme “ nef ”, pris en syllepse, articule ainsi les deux domaines car il peut aussi bien renvoyer à un bâtiment religieux, symbolisant le village apparu, qu’à un navire. De plus, la métaphore maritime donne la clé du texte, son hypogramme : avancer comme une mer, c’est déferler. La métaphorisation vient en quelque sorte remotiver en contexte le sens figuré de déferler dans un emploi intransitif : si déferler “ Se dit des vagues qui se brisent en écume en roulant sur elles-mêmes ”, ce verbe signifie au sens dit figuré “ Se déployer, survenir avec force, avec impétuosité, comme une vague ” 716 . Mais la fièvre dont il est question autorise également ces visions, cette métamorphose de la progression. Elle en mêle le bonheur et la peur : le bonheur de la marche est dénoté par le caractérisant “ prospère ” et symbolisé par la “ montée ” qui est dans l’œuvre de René Char une image forte du bonheur ; l’inquiétude était quant à elle explicite dans un brouillon du poème qui remplaçait “ silence ” par “ désespoir ” à la fin du premier paragraphe 717 .
La fièvre est d’autant plus forte qu’au-delà de la fusion entre la terre et la mer, elle convoque les deux autres éléments, l’air et le feu. L’air est évoqué comme espace par la création d’une poussée verticale qui infléchit la marche horizontale de la troupe. Le “ plafond ”, l’“ aurore ” et le soir créent cette direction spatiale. Le feu encadre le poème, de “ l’étendue embrasée ” au “ feu mortel ”, en passant par les couleurs de l’aurore et du soir. Une première version faisait d’ailleurs une plus large place à la couleur rouge :
‘[...], onde remontée des nuits, maintenant rougie et livrée à la solidarité de l’éclatement et de la destruction. Derrière cette cloison écarlate, au-delà de ce plafond [...] 718Cette fièvre a une extension cosmique. L’apparition du village prend une dimension apocalyptique, doublement : cette apparition est une révélation qui intervient dans un contexte de “ destruction ”, de catastrophe. Elle s’effectue en outre dans une certaine religiosité que peut dénoter le terme “ fièvre ”, mais plus encore le mot “ ferveur ” qui, avant de signifier “ tout élan d’un cœur passionné et enthousiaste ” (TLF) est un terme religieux qui désigne l’“ état d’âme passionné d’une personne qui éprouve ardeur et zèle religieux ” (TLF). L’image religieuse se trouve d’ailleurs renforcée par la présence de “ ciel ” et de “ nef ” au sens de partie d’une église. Mais en contexte, le sens étymologique concret de “ ferveur ” est également remotivé : le fervor latin désigne une “ chaleur ”, une “ ardeur ” que l’incendie du texte surdétermine.
La narration investit le poème. Si on reprend les concepts du Groupe Mu 719 qui définissent le narratif et la poésie, on ne peut que les associer : la lecture linéaire s’accompagne dans “ Fièvre de la Petite-Pierre d’Alsace ” d’une lecture tabulaire. C’est le récit qui permet aux différent réseaux sémantiques du texte de s’entrecroiser et de produire le réel à partir de la réalité.
Les cloisons sont spécialement les éléments qui séparent les compartiments d’un navire.
Selon le Grand Robert de la langue française.
Voir Variantes, O. C., p. 1182.
Variantes, O. C., p. 1182. C’est l’éditeur qui met la variante en relief.
Voir Groupe Mu, Rhétorique de la poésie, 1977.