b/ Un approfondissement dynamique de la réalité

Le dernier paragraphe instaure une rupture avec les deux précédents. De la dimension narrativo-descriptive, on passe à une dimension réflexive, les verbes eux-mêmes ne décrivant plus d’action : le verbe être donne une identité, il a valeur de copule dans un énoncé de type définitionnel ; le verbe apprendre relève de la connaissance, d’un procès intellectuel. La rupture est également temporelle : le présent de l’indicatif remplace les temps du passé. Mais avec le changement de type de séquence qui correspond à un passage au commentaire, on ne quitte pas pour autant l’image, et c’est là précisément que réside en partie l’originalité de René Char. Le commentaire n’explicite pas la métaphore mais la poursuit. Le style définitionnel de la première phrase laisse espérer une explication, une explicitation du sens de la métaphore marine. Or elle la convoque de nouveau pour l’intégrer dans ce nouveau type de séquence :

‘[...] nous sommes à la fois les passants et la grand-voile de la mer journalière aux prises avec des lignes, à l’infini, de barques.

Si les passants sont de petits éléments de cordage, la grand-voile est la voile principale du grand mât. Les deux termes renvoient à ce qui fait avancer le navire, que ce soit le plus important comme le plus insignifiant. L’adjectif “ journalier ” qui caractérise “ mer ” indique ce qui est changeant. Le Littré donne plusieurs exemples de l’emploi de cet adjectif avec “ fortune ”, “ guerre ” et “ armes ”, rattachant ainsi, même si c’est de façon ténue et détournée par le biais d’un adjectif, la mer à un contexte militaire. Ce contexte guerrier tient aussi à la présence de l’expression “ aux prises avec ” : être aux prises signifie “ se battre avec ”, “ lutter contre ” 720 . Enfin, les barques avec lesquelles la troupe est aux prises sont là comme des ennemis, comme un risque qui est peut-être celui de la mort, car ce sont des barques qui font traverser le “ feu mortel ”, comme celles qui font traverser le fleuve des Enfers. Selon le Littré, on dit “ être aux prises avec la mort ”, “ être aux prises avec la mauvaise fortune ”.

La narrativisation de l’image constitue donc un traitement dynamique d’un objet lui-même dynamique. De la réalité au réel, ce n’est pas le concept qui apparaît. On reste dans le sensible, dans l’émotion du monde. Si la poésie prend en charge le récit dans le poème en prose, elle prend en charge également d’autres types de séquences, sans jamais mettre en péril ce qui la fait poésie.

L’opposition entre la poésie et le récit distingue de façon trop tranchée ce qui devrait être associé : “ Aussi longtemps qu’on réfléchira selon une rhétorique dualiste, excluant finalement le narratif, on ne parviendra pas à une synthèse. Le thème de la synthèse s’inscrit lui-même dans une rhétorique de la séparation ” 721 . Selon Dominique Combe, la critique des genres et leur remise en question est un signe même de modernité, qui se prolonge par la volonté d’abolir leurs frontières. Ce qui devrait primer, c’est leur capacité précisément dynamique, leur faculté de se renouveler en s’échangeant, de se réinventer perpétuellement dans une forme-sens.

Non seulement la poésie ne se définit pas par le vers, mais elle ne se définit pas non plus par une thématique ou par un mode énonciatif. La poésie est un tout, présentant des formes différentes et des types de discours variés selon des dominantes. L’unité de la poétique de René Char se conçoit dès lors qu’on cesse d’opposer les aphorismes aux poèmes en prose et aux poèmes en vers. Si les premiers sont considérés comme la forme par excellence de l’expression poétique de la vérité tandis que les seconds privilégieraient la représentation, les textes ne sont pas aussi nets. L’image par exemple n’est pas le propre des poème en vers ou même en prose, elle apparaît aussi dans les aphorismes où elle n’est pas un constituant secondaire. Il est assez significatif que Philippe Moret achève son étude sur l’aphorisme en rapprochant la vérité de l’aphorisme moderne et la vérité métaphorique, toutes les deux travaillées par une tension qui est, pour reprendre Paul Ricoeur, la “ pointe critique du “n’est pas” (littéralement) dans la véhémence ontologique du “est” (métaphoriquement) ” 722 . Métaphore vive, typiquement identifiée à la poésie, et aphorisme vif, lié à un discours de la vérité, ne peuvent que se retrouver dans une poétique qui est aussi la recherche de la forme susceptible de les réunir.

Notes
720.

Une prise est en outre un terme du domaine maritime : c’est l’action de prendre un navire, ou le navire capturé lui-même (Littré).

721.

Dominique Combe, op. cit., p. 149.

722.

Paul Ricoeur, La Métaphore vive, 1975, p. 321, cité par Philippe Moret, op. cit., p. 398.