2. Brièveté et développement

A la fin de La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle apparaissent deux poèmes successifs, “ Sa main froide ” et “ Relief et louange ” qui sont deux échos d’une même situation. Il n’est pas question d’écho entre un poème en vers et un poème en prose, comme on en a quelques exemples dans Baudelaire, Reverdy ou Apollinaire. Les nuances entre les deux poèmes en prose reflètent de façon plus fine l’unité de la poétique charienne à travers des voies qui peuvent varier.

‘Sa main froide dans la mienne j’ai couru, espérant nous perdre et y perdre ma chaleur. Riche de nuit je m’obstinais.
Détours qu’empruntent les morts aimés pour de leur cœur faire notre sentiment, vous n’êtes pas consignés. Détours dont on ne dénombre pas la multitude ni les signes. 725

“ Sa Main froide ”, poème bref, est immédiatement suivi de “ Relief et louange ”, beaucoup plus long :

‘Du lustre illuminé de l’hôtel d’Anthéor où nous coudoyaient d’autres résidents qui ignoraient notre alliance ancienne, la souffrance ne fondit pas sur elle, la frêle silhouette au rire trop fervent, surgie de son linceul de l’Epte pour emplir l’écran rêveur de mon sommeil, mais sur moi, amnésique des terres réchauffées. Le jamais obtenu, puisque nul ne ressuscite, avait ici un regard de jeune femme, des mains offertes et s’exprimait en paroles sans rides.
Le passage de la révélation à la joie me précipita sur le rivage du réveil parmi les vagues de la réalité accourue ; elles me recouvrirent de leurs sables bouillonnants. C’est ainsi que le caducée de la mémoire me fut rendu. Je m’attachai une nouvelle fois à la vision du second des trois Mages de Bourgogne dont j’avais tout un été admiré la fine inspiration. Il risquait un œil vers le Septentrion au moment de recevoir sa créance imprécise. A faible distance, Eve d’Autun, le poignet sectionné, ferait retour à son cœur souterrain, laissant aux sauvagines son jardin saccagé. Eve suivante, aux cheveux récemment rafraîchis et peignés, n’unirait qu’à un modeleur décevant sa vie blessée, sa gaieté future. 726

Le premier poème, bref, est constitué de deux paragraphes différents dans leur énonciation et leur temporalité. Le premier rend compte d’une séquence narrative au passé, dans laquelle le locuteur est un personnage. Cet embryon de récit évoque un événement capital, la mort d’un être cher, non dans ses détails, mais dans la force de son travail sur l’être vivant, dans la réaction qu’il implique. La “ main froide ” appartient à la personne décédée que le locuteur accompagne dans une nuit symbolique. L’accompagnement qui s’établit dans la course est un désir de fusion dans l’autre et dans la situation de l’autre : la fuite avec l’être disparu est une façon de le rejoindre. Le tour de force par lequel le locuteur se perd pour rejoindre la personne qu’il a perdue est possible dans la mesure où le verbe perdre a différent emplois. Dans un emploi pronominal qui correspond à “ nous perdre ”, le sujet peut être pluriel. Si perdre quelqu’un indique un deuil, une séparation par la mort, se perdre, c’est cesser d’exister, disparaître. En s’associant à l’objet grammatical du verbe, le locuteur tente de rejoindre le ou la disparue, en s’incluant de force dans la disparition. Le syntagme coordonné “ y perdre ma chaleur ” explicite alors ce processus : perdre, dans cette construction transitive, indique la privation d’un caractère qui est ici le signe de la vie. Cette seconde construction est la manifestation sensible de la mort du locuteur. La disparition de l’un suscite donc la volonté de disparaître de l’autre, dans un réflexe fusionnel. Mais se perdre, c’est aussi s’égarer, perdre son chemin, acception motivée en contexte par la course. Ce premier paragraphe se construit donc sur l’idée de perte exprimée de façon très forte par l’actualisation de la polysémie du verbe perdre : perdre quelqu’un, perdre la vie, perdre son chemin, et même perdre la raison. C’est en effet un esprit très affecté par un deuil qui pousse l’intensité de cette perte jusqu’à vouloir l’incarner lui-même, et qui figure cet accompagnement funeste par une course spatiale avec le ou la disparu(e), jusqu’à l’égarement, c’est-à-dire la disparition, en se fondant réellement et symboliquement dans la nuit. Courir éperdu est d’ailleurs un syntagme courant. C’est ici Orphée descendant aux Enfers pour y demeurer.

Cette densité sémantique se réalise dans le poème uniquement par le verbe, mais la richesse de sa construction ouvre les différentes directions de l’interprétation : emploi transitif et emploi pronominal, objet singulier ou pluriel, contexte surdéterminant comme avec le verbe courir qui convoque le syntagme courir éperdu dans lequel la figure spatiale et la figure affective se rejoignent. Eperdu évoque en outre un trouble plus nettement lié à la passion amoureuse selon le Littré qui définit ce terme par “ vif, violent, en parlant de l’amour ” et “ transporté d’amour ”. L’être disparu est sans doute la femme qu’évoque le poème suivant “ Relief et louange ”.

Le second paragraphe est discursif. Les verbes, au présent de l’indicatif, énoncent une vérité générale sur les “ morts aimés ”. Le locuteur est présent dans le groupe des êtres vivants en deuil. Curieusement, l’adresse concerne les “ détours ”. Ce terme, dans son acception concrète, quand il désigne un tracé indirect, permet de faire le lien avec le premier paragraphe. Dans une acception figurée, il désigne une ruse, un moyen indirect d’arriver à ses fins. Par rapport au premier paragraphe consacré à un récit, le second paragraphe se situe au niveau énonciatif, il prend de la distance par rapport à ce récit sur lequel il fait un commentaire. Il évoque également le deuil et l’intensité avec laquelle les morts hantent les vivants, mais cette évocation est plus discursive que narrative : les concepts sont nommés, avec “ morts aimés ”, “ sentiments ”, “ signes ”, et “ consignés ”. Ce dernier verbe doit justement être pris dans le sens de “ mettre par écrit ”, “ mentionner ”, “ relater ”, qui juge l’apparition des morts comme n’obéissant pas à une loi mais au hasard, imprévisible à la fois dans sa fréquence et dans ses manifestations.

“ Relief et louange ” est quant à lui un poème en prose à dominante narrativo-descriptive. Le premier paragraphe relate la manifestation de la disparue. Le second reste toujours narratif, mais le récit a déplacé son objet : il explique l’anamnèse, il relate comment le souvenir de la disparue peut être éternel. Le “ caducée de la mémoire ” se confond avec l’art : c’est par le souvenir de la contemplation de la femme éternelle, Eve, qui représente toutes les femmes, qu’une femme particulière peut subsister. C’est par le détour d’une sculpture que la femme aimée réapparaît. Le travail de la mémoire des êtres chers est raconté sans être conceptualisé comme dans le poème précédent.

Les deux poèmes forment indéniablement un diptyque, et plusieurs éléments se correpondent : “ sa main froide dans la mienne ” devient “ des mains offertes ” ; “ ma chaleur ” a pour écho les “ terres réchauffées ” ; le “ cœur ” de la défunte réapparaît dans le “ cœur souterrain ”. Mais la manière dont les deux textes visent l’essentiel est différente : de façon condensée et progressive dans le premier, sans qu’il s’agisse pour autant d’un aphorisme ; de façon développée et analogique dans le second. “ Sa main froide ” et “ Relief et louange ” sont tous les deux des poèmes en prose, avec un contenu proche, et c’est leur dimension qui contraste fortement. La brièveté n’est donc pas réservée à la forme aphoristique et nombre de poèmes ont curieusement la taille de fragments 727 . Inversement nombre de fragments se réunissent pour former une unité : c’est alors la discontinuité propre à l’aphorisme qui tend à s’effacer.

Notes
725.

“ Sa main froide ”, La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 504.

726.

“ Relief et louange ”, La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 504.

727.

Sont particulièrement significatifs certains des “ Neuf merci pour Viera da Silva ” (La Parole en archipel, O. C., pp. 385-388), “ Ligne de foi ” (La Parole en archipel, O. C., p. 398), “ La Route par les sentiers ” (La Parole en archipel, O. C., p. 400), “ Aux riverains de la Sorgue ” (La Parole en archipel, O. C., p. 412), “ Tracé sur le Gouffre ” (Le Nu perdu, O. C., p. 423), “ Le Mur d’enceinte et la rivière ” (Le Nu perdu, O. C., p. 427), “ Servante ” (Le Nu perdu, O. C., p. 436), “ A M. H. ” (Le Nu perdu, O. C., p. 452), “ A l’heure où les routes mettent en pièces leur tendre don ” (Le Nu perdu, O. C., p. 473), “ Le Chasse-neige ” (La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 500), “ Pontonniers ” (Aromates chasseurs, O. C., p. 523), “ Uniment ” (Chants de la Balandrane, O. C., p. 533).