3. Poème et fragments autonomes, associés, intégrés

Le motif du seau essaime sur plusieurs recueils, mais c’est moins sa récurrence que les différents formes de sa manifestation qui nous intéressent. Il apparaît dans un poème en vers dans Le Nu perdu :

‘Qui l’entendit jamais se plaindre ?

Nulle autre qu’elle n’aurait pu boire sans mourir les quarante fatigues,
Attendre loin devant, ceux qui viendront après ;
De l’éveil au couchant sa manoeuvre était mâle.

Qui a creusé le puits et hisse l’eau gisante
Risque son cœur dans l’écart de ses mains. 728

A la fin du poème qui correspond à la dernière étape du mouvement d’abstraction, le seau apparaît dans une phrase qui fait figure d’aphorisme. Il est en revanche intégré à un véritable aphorisme, autonome, dans “ Aromates chasseurs ” :

‘La foudre libère l’orage et lui permet de satisfaire nos plaisirs et nos soifs. Foudre sensuelle ! (Hisser, de jour, le seau du puits où l’eau n’en finit pas de danser l’éclat de sa naissance.) 729

L’intégration de l’aphorisme dans un poème ne pose pas problème. En revanche sa multiplication en tant que forme autonome pose le problème de son statut dans un ensemble. Lorsque, sous un seul titre, plusieurs aphorismes se succèdent, on peut parfois les associer dans une véritable unité thématique, ou à l’inverse considérer que leur juxtaposition maintient leur autonomie. L’unité de “ Sur une Nuit sans ornement ” est indéniable grâce à la récurrence même du nom “ nuit ” :

‘Regarder la nuit battue à mort ; continuer à nous suffire en elle.

Dans la nuit, le poète, le drame et la nature ne font qu’un, mais en montée et s’aspirant.

La nuit porte nourriture, le soleil affine la partie nourrie.

Dans la nuit se tiennent nos apprentissages en état de servir à d’autres, après nous. Fertile est la fraîcheur de cette gardienne !

L’infini attaque mais un nuage sauve.

La nuit s’affilie à n’importe qu’elle instance de la vie disposée à finir en printemps, à voler par tempête.

La nuit se colore de rouille quand elle consent à nous entrouvrir les grilles de ses jardins.

Au regard de la nuit vivante, le rêve n’est parfois qu’un lichen spectral.

Il ne fallait pas embraser le cœur de la nuit. Il fallait que l’obscur fut maître où se cisèle la rosée du matin.

La nuit ne succède qu’à elle. Le beffroi solaire n’est qu’une tolérance intéressée de la nuit.

Le reconduction de notre mystère, c’est la nuit qui en prend soin ; la toilette des élus, c’est la nuit qui l’exécute.

La nuit déniaise notre passé d’homme, incline sa psyché devant le présent, met de l’indécision dans notre avenir.

Je m’emplirai d’une terre céleste.

Nuit plénière où le rêve malgracieux ne clignote plus, garde-moi vivant ce que j’aime. 730

Si l’unité du poème n’est pas mise en doute, la juxtaposition pose tout de même une question : l’aphorisme n’est-il pas un vers ? S’agit-il d’une succession de versets ou d’aphorismes regroupés ? Lorsque l’unité des aphorismes est grande, on peut en effet être tenté d’y reconnaître des versets. Les limites entre le poème en prose et les aphorismes regroupés sont mouvantes. Le choix d’une de ces formes dépendra du principe de construction retenu : le texte se fonde-t-il sur l’ensemble ou sur le segment, autrement dit sur le tout ou sur la partie ? Le poème est en tension entre son unité et sa discontinuité.

Notes
728.

“ Yvonne ” Le Nu perdu, O. C., p. 430.

729.

“ Aromates chasseurs ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 512.

730.

“ Sur une nuit sans ornement ”, La Parole en archipel, O. C., pp. 392-393.