c/ L’esthétique efficace : éthique du réel

“ Ruine d’Albion ”, la seconde partie de “ Sur un même axe ”, est en apparence un peu loin de l’évocation de la nuit et du jour et de la nécessité de leur contraste. Le contraste est pourtant là, même s’il ne passe pas d’emblée par cette opposition. Il est amené par l’opposition entre l’apparence en surface et la réalité des profondeurs : l’apparence stérile de la neige dissimule la préparation de la vie. L’apparence déserte et délaissée du lieu n’autorise pas à s’en emparer car elle est trompeuse. Ce n’est pas un lieu mort, donc disponible, mais un site, espace vivant puisque le soleil s’y lève et que l’homme y est libre. Il est absolument indisponible et irremplaçable. Le mot site ne désigne pas un espace neutre. C’est originellement un terme de peintre pour désigner un “ paysage considéré du point de vue de l’esthétique, du pittoresque ”. C’est aussi une “ configuration du lieu, du terrain où s’élève une ville ”. C’est enfin un concept heideggerien. Si Georges de La Tour était un fontainier, c’est-à-dire un découvreur, qui fait émerger la vérité des profondeurs, les agresseurs d’Albion sont des “ perceurs ” : leur mouvement vertical est orienté de façon inverse, ces agresseurs enfouissent la vérité du site, la saccagent. Interrogé par Raymond Jean sur l’association de Georges de La Tour avec le plateau d’Albion sur lequel ont été installé des missiles en 1966, René Char répond :

‘Pour être celui non qui édifie mais qui inspire, il faut se placer dans une vérité que le temps ne cesse de fortifier et de confirmer. Georges de La Tour est cet homme-là. Baudelaire et lui ont des faiblesses mais ils n’ont pas de manques. Voilà qui les rend admirables. Georges de la Tour est souvent mon intercesseur auprès du mystère poétique épars sous les hautes herbes humaines. Il n’y a pas d’auréole d’élu derrière la tête de ses sujets, ni sur la sienne. Le peintre, l’homme Georges de La Tour sait. Je dis : “sait” et non “savait”. Baudelaire également sait. Dieu et Satan sont chez lui tels le jour et la nuit chez La Tour. Immense et juste allégorie ! C’est mortel, c’est périssable mais c’est imputrescible. Capture de poète...
Albion ? Permettez-moi d’affirmer que ce site, ce territoire superbe, étripé, bientôt empoisonné et couvert de crachats, démentiellement, pour des motifs sinistres, ceux des derniers instants, devient l’obligé du Mal maître d’armes, et si paradoxal que cela paraisse, il y a une parade à lui opposer, point éloignée de celle que Georges de La Tour utilise révolutionnairement lorsqu’il peint Le Tricheur, ensuite Madeleine à la veilleuse, ou inversement. 737

Si les deux poèmes permettent d’accéder à la vérité de la réalité, celui qui évoque Georges de La Tour représente la voie d’accès à la vérité, qui est la représentation artistique. “ Ruine d’Albion ” précise en revanche la valeur de cette vérité, “ périssable ” comme l’est Albion, défigurée par les missiles, mais “ imputrescible ”. Un aphorisme de “ Dans la marche ” utilise exactement ces deux adjectifs pour qualifier la vérité que la poésie cherche à atteindre :

‘La poésie est à la fois parole et provocation silencieuse, désespérée de notre être-exigeant pour la venue d’une réalité qui sera sans concurrente. Imputrescible celle-là. Impérissable, non ; car elle court les dangers de tous. Mais la seule qui visiblement triomphe de la mort matérielle. Telle est la Beauté, la Beauté hauturière, apparue dès les premiers temps de notre cœur, tantôt dérisoirement conscient, tantôt lumineusement averti. 738

Cette réalité qui est “ sans concurrente ” mais “ qui court les dangers de tous ”, c’est, en 1966, Albion. L’enjeu du diptyque n’est donc pas uniquement celui d’une esthétique : il reste lié à une valeur.

La vérité de la réalité prend une dimension éthique : la justesse d’une essence se double parfois de la justice de sa prise en compte. Le poème formule l’urgence d’une réaction, il vise une efficacité pratique. La réalité dévoile une essence, un réel qui devient une exigence. La vérité n’est donc pas seulement la réalité profonde du monde, une simple connaissance gratuite, mais une connaissance nécessaire : on glisse de la vérité comme essence à la vérité comme éthique, de la vérité comme connaissance à la vérité comme exigence. Il s’agit donc bien d’une vérité d’expérience, dans son fondement comme dans son horizon, dont la mise en forme vise la mise en oeuvre. Michel Jarrety voit ainsi une forme d’“ homologie ” entre l’expérience vécu comme exigence et la forme du poème : “ Il se pourrait alors qu’entre la situation historique [...] et la situation d’autre part poétique, une manière d’homologie se dessine : homologie qui voudrait dire que le logos du poème, parce qu’il vise à atteindre l’Etre, convoite la même forme d’unité que celle qui s’est perdue. La poésie — l’écriture du poème — ne serait alors rien d’autre, pour Char, qu’une manière de dépasser la fragilité rompue de ce monde pour retrouver, sur le mode de l’ascendance et par une forme de transcendance, une autre sorte de communauté qui elle-même serait tout à la fois la vérité, et sa seule expression ” 739 .

Notes
737.

Voir Notes, O. C., pp. 1256-1257.

738.

“ Dans la marche ”, La Parole en archipel, O. C., p. 411.

739.

Michel Jarrety, op. cit., p. 74.