2. Une forme poétique datée et disparue : l’emblème

La recherche de l’unité de la poétique de René Char, au-delà de l’insatisfaction des formes existantes, nous pousse à explorer les marges de l’expression symbolique, sur lesquelles nous rencontrons l’emblème. L’emblème est une forme symbolique qui précisément réunit plusieurs éléments très différents associés dans la construction d’un seul sens. Par son caractère polymorphe, elle permet de rendre compte des différents versants de l’écriture charienne dans une même poétique. Il ne s’agit pas d’étiqueter à tout prix la poésie de René Char en lui cherchant en dehors de la poésie une identité un peu forcée. Il est moins question de lui donner un nom que de définir une pratique qui, elle, n’en a pas. C’est pourquoi, s’il est abusif de parler d’emblème, historiquement très daté, nous parlerons d’une poétique emblématique pour en souligner la parenté.

La diversité même des formes est constitutive du genre de l’emblème 740 . L’emblème est une forme littéraire symbolique qui mêle poésie et art pictural, texte et véritable image. Elle est parfois appelée “emblema triplex” car elle est constituée de trois éléments : un titre ou légende, une figure gravée et une épigramme, c’est-à-dire un texte qui tend à énoncer une vérité, parfois de la brièveté d’un distique mais qui peut avoir l’ampleur d’un sonnet. Si l’élément figuratif est le corps de l’emblème, le texte en est l’âme. De plus, l’emblème respecte les exigences de la mimesis : elle ne reproduit pas la réalité mais constitue une invention vraisemblable qui tend à l’expression d’une vérité dont les emblèmes d’Alciat, de signification moralisante et généralisante, sont le parfait exemple. L’emblème vise en fait la connaissance. Il se développe à une époque où l’on perd confiance dans les mots pour désigner la réalité, mots qui ne permettraient pas de traduire la présence des choses ni d’accéder de façon satisfaisante au monde. Face à la transparence perdue du langage, la poésie devient une voie privilégiée de connaissance, même si elle mêle transparence et opacité. L’emblème répond parfaitement à ce précepte d’“obscurité relative” qui peut s’exercer soit uniquement dans l’image, soit uniquement dans le texte, soit enfin dans leurs rapports. L’emblème est ainsi un art du voilement et du dévoilement, où l’obscurité est constitutive de l’évidence, mais à différents degrés dont le dernier serait l’énigme. L’emblème reste cependant une forme plus herméneutique qu’hermétique.

La tentation de l’énigme, la visée heuristique, la valeur morale de l’épigramme, ont leur équivalent dans la poésie charienne. On pourrait également ajouter son emploi dans le langage alchimique qui procède souvent par emblèmes. S’il n’y a pas d’emblèmes au sens strict dans l’œuvre de René Char, des passerelles peuvent être établies entre ce genre symbolique et l’abstraction d’une poétique, car ils mettent tous deux en jeu une représentation de la réalité et le sens de portée générale qu’elle suscite.

Notes
740.

Voir Jean-Marc Chatelain, Livres d’emblèmes et de devises. Une anthologie (1531-1735), Paris, Klincksieck, 1993.